LA FEMME DU MARONI
Le jour arrivait à peine sur les marais de Kaw. La langue de terre recouverte d’arbrisseaux et d’herbes friandes d’humidité se mêlait confusément aux nénuphars, arums et autres végétations envahissantes des salines et rivières du marécage guyanais. La légère embarcation de Flora glissait silencieusement au cœur de cette verdure qui s’étendait aussi loin que la vue le permettait. La rame, habilement guidée, respectait le recueillement de la nature, dont la jeune fille aimait à se sentir complice. En quelques instants, elle le savait, l’ambiance autour d’elle changerait. Aux puissants rayons du soleil qui apparaîtraient là-bas au-dessus des hévéas, angéliques, amarantes, encens, ou autres arbres immenses de la forêt amazonienne, viendraient se mêler la musique envoûtante des animaux, oiseaux et insectes de ce lieu magique. Flora sentit son cœur s’accélérer à la pensée que ce soir et pour longtemps, elle ne serait plus là pour savourer le ciel pourpre, incarnat, vermillon, toutes ces teintes somptueuses et flamboyantes qui marquaient la fin du jour sur le marais… Cette féérie de couleurs qu’elle aimait tant.
Lentement elle regagna le rivage et amarra la petite barque de bois que son oncle lui laissait utiliser à chacune de ses visites. Il comprenait ce besoin de partage avec la nature que pouvait éprouver Flora, étudiante à Cayenne, qui ne retournait dans son village du Maroni qu’au moment des longues vacances. Elle avait la chance de pouvoir trouver refuge certains week-ends, dans cette famille qui vivait au bord de l’immense réserve des marais de Kaw. Elle était heureuse également de pouvoir ainsi rendre service à ses hôtes qui s’occupaient d’un petit restaurant fréquenté par quelques touristes friands de dépaysement et d’aventures.
L’année scolaire touchait à sa fin. Bientôt Flora retrouverait son village perdu dans la jungle amazonienne, son vrai pays, celui de son enfance, entourée de tous ceux qu’elle aimait, frère et amis, et surtout cette femme qu’elle admirait intensément, qui, lorsqu’elle était nourrisson lui avait sauvé la vie. Elle la considérait depuis toujours comme sa grand- mère, la maman de celle qu’elle n’avait jamais pu connaître.
°
° °
En amont du large fleuve Maroni, dans un environnement naturel exceptionnel, se trouve Maripasula la plus étendue commune de France Elle est aussi la moins peuplée et les habitations restent très espacées dès que l’on a quitté le centre de la ville. On y rencontre les populations traditionnelles de ce territoire, c’est à dire les amérindiens et ceux que l’on nomme « les gens du fleuve », des noirs Marrons, descendants des esclaves noirs qui s’étaient échappés des plantations du Suriname hollandais (en Espagnol on dit Cimarron, ce qui veut dire fugitif, d’où le mot Noir Marron). Les villages forment des petites communautés installées le long du fleuve, assez isolées les unes des autres
M’man Lyssée vivait là depuis toujours…
Ce jour-là elle s’était installée sur le devant de sa maison depuis bien plus d’une demi-heure et guettait l’arrivée de l’avion qui devait amener la petite fille qu’elle n’avait pas vue depuis plusieurs mois. Assise tranquillement à l’ombre de la modeste toiture de tôle dépassant des cloisons en bois, elle attendait, concentrée sur les bruits environnants, les mains croisées sur ses genoux. Elle se contentait de faire un petit signe de la main ou balbutier un semblant de bonjour aux personnes qui la saluaient avec respect. Si la vieille dame savait à l’habitude écouter les confidences, prodiguer ses sages conseils, régler les litiges, imposer ses décisions, aujourd’hui, pour rien au monde elle ne se voulait à la disposition de son voisinage. Elle désirait, se repliant délibérément dans son égoïsme de vieille femme, savourer le moindre instant de l’arrivée de Flora, et cela commencerait par le tressaillement de son cœur à la toute première seconde où son oreille aux aguets percevrait le bruit attendu. Ensuite, le ronronnement du petit appareil, son passage au-dessus du fleuve, des arbres et des maisons, l’arrêt en bout de piste, les quelques passagers sous le soleil de plomb, et enfin Flora dans ses bras.
Les retrouvailles ne sont pas toujours faciles après une longue absence. Aussi, se détachant de leur étreinte pleine de la tendresse qu’elles éprouvaient l’une pour l’autre et de leur joie réciproque d’être ensemble, grand-mère et petite fille se regardèrent avec, dans leurs yeux, une lueur d’interrogation et d’inquiétude. Enfin, les mots arrivèrent, et bientôt ce fut un échange libérateur d’anecdotes et de propos joyeux. Le reste de l’après midi fut également consacré à des visites de courtoisie aux voisins ou amis, tous informés du séjour de la petite fille de M’man Lyssée et tous curieux de l’entendre parler de sa vie loin du fleuve. Ce fut aussi l’occasion de rencontrer d’anciennes camarades de collège. Agées de vingt ans, comme Flora, certaines avaient un, deux, voire même trois enfants, et leur vie allait au rythme simple du travail à la maison ou dans les abattis pour planter le manioc qui leur servirait par la suite à la confection du couac. Les discussions enjouées allaient bon train et Flora leur promit de revenir souvent lors de son séjour pour parler « du bon vieux temps » comme elles aimaient à le dire dans un éclat de rire.
Sur le pas de sa porte, sa grand-mère (ou du moins celle qu’elle considérait comme tel) l’attendait « pour ton retour, je t’ai préparé un bon repas comme on l’aime chez nous, qui te remettra les idées en place, après ces tristes mois à Cayenne ! »
« tu sais bien, grand’ma, que ma situation d’étudiante n’est pas si désagréable que cela. Je vais souvent à Kaw chez mon oncle le week-end, là-bas je goûte le bonheur des balades sur le marais, j’aime tant cet endroit sauvage où j’ai l’impression d’être au bout du monde, où je me partage avec le souffle du vent, au milieu des paysages grandioses et une nature ébouissante. Seulement oui, tu me manques, mon coquin de frère aussi, et le village, et mes amis, et ma vie parmi vous. Sinon, tout va bien ; je fais le vœu d’être à la hauteur de tes espérances, tu fais tellement pour moi et de te faire honneur dans tous mes actes. Jamais je n’oublie que je te dois la vie. »
Troublée par cette déclaration sans retenue tout à fait inattendue, la vieille femme détourna la tête et répliqua :
« Oui, c’est très bien tout ça, mais si tu veux me faire plaisir, alors, va demain chez Marie-Doualine qui te coiffera correctement, non mais qu’est-ce-que c’est que cette broussaille sur la tête ! ma petite fille doit être digne de son rang dans le quartier, déjà qu’avec Gentel je ne suis pas très fière : ah, ça ne lui réussit pas d’avoir 16 ans, voilà qu’il se prend pour un grand maintenant ! Mais assez discuté, nous aurons à parler plus tard. Pour l’instant, mangeons ! »
On ne répond pas à M’man Lyssée. Cette femme, vieille maintenant, avait toujours eu un contact franc et direct avec son entourage, mais en revanche peu expansif pour les choses intimes. Elle avait cette pudeur de ceux qui ont dû lutter quotidiennement dans un environnement rempli de chausse-trappes. Elle pouvait être redoutable (et redoutée), elle refusait les tractations, les larmes, tous ces jeux habituels qui affaiblissent. Pourtant, elle était aussi celle que l’on venait voir lorsqu’on avait un problème, tout comme, il y a longtemps déjà, on venait lui demander conseil à l’époque où son défunt mari était le « capitaine » de leur ancien village, une sorte de maire et de juge. Alors, au fil des temps, elle était devenue la parole de référence des traditions et de la sagesse.
Aujourd’hui, à son tour, elle allait se confier à Flora et attendait son aide. Quand, du haut d’un âge qu’elle considérait vénérable elle observait la jeune fille, toujours avec tendresse et fierté, elle se disait que celle-ci avait la détermination et la lucidité nécessaires pour prendre sa place. Flora savait écouter, la pureté de son âme ne faisait aucun doute, et qualité supérieure, la jeune fille avait une douceur que n’avait jamais eue son aïeule. M’man Lyssée pensait alors : « Quel choix aura-t-elle avec tous ses diplômes ? Pourrait-elle décider de revenir dans cette commune du fleuve, dans la simplicité de nos coutumes ? Quel est l’avenir de nos villages, nos villes où nos anciennes valeurs se transforment et où les populations se mélangent ? » Puis s’enflammant dans ses réflexions : » Oui, je suis bushinengué descendante d’esclaves fiers d’avoir conquis leur liberté, j’ai vécu pour le respect de ce peuple dont je fais partie, je n’ai ressenti aucune haine envers d’autres tribus, ou au nom de l’histoire envers ceux qui ont voulu nous asservir, je ne méprise pas celui qui nous dédaigne, j’écoute les voix qui veulent changer nos vies. Mais aujourd’hui quel espoir avons-nous ? Oh, mes enfants, qu’allez-vous devenir ? »
Flora avait bien senti le désir de sa grand-mère de lui parler, mais elle n’ignorait pas qu’il lui faudrait attendre la fin du repas du soir pour aborder des questions plus sérieuses : c’était ainsi, et elle respecterait ce traditionnel moment de la veillée où les événements d’importance sont discutés. Chez M’man Lyssée on parle Français, c’est une chose pour laquelle elle avait toujours été intransigeante , ce qui faisait d’elle une personne un peu à part dans le village. Très occasionnellement on pouvait entendre le « taki taki » dialecte local dans la maison, mais c’était réservé à des situations très spéciales, comme des visites ou une grande colère.
Ce fut long, mais le moment vint où les mots furent enfin lâchés : « Ce soir, tu n’as pas vu ton frère. Il a décidé de ne plus aller à l’école, alors aujourd’hui il s’est laissé embaucher pour aider son oncle sur le fleuve. C’est bien, il va gagner quelques sous, il se débrouille comme un chef pour manœuvrer la pirogue dans les sauts. Mais, c’est pas ça le problème. Ce vaurien veut faire fortune ! Ah mais oui, il s’est laissé embobiner par je ne sais trop quel maringouin qui lui a promis de l’or et des pépites s’il venait travailler dans son placer. Je ne sais plus quoi faire, ni que lui dire, il n’écoute plus rien, il a la tête toute chamboulée. Peut-être que toi, si tu lui parles, tu sauras lui faire entendre raison ? »
La jeune fille comprenait l’inquiétude de M’man Lyssée. Qui n’avait vu dans l’agglomération ces hommes tourner, en quête d’une main d’œuvre à bon marché ? Qui n’avait pas appris la disparition d’un ami, cousin, frère ou même papa sans doute victime d’un recruteur peu scrupuleux ? Ils partaient, ivres de leur rêve de fortune et revenaient -parfois- quelques mois plus tard exténués, déconnectés de leur vie antérieure, exploités et bien sûr sous-payés. Ils venaient ensuite grossir les rangs des sans-emploi ; on les voyait alors errer de bar en bar à la recherche d’une nouvelle embauche sur un site d’orpaillage, prêts à dire oui à n’importe quelle proposition, aussi inacceptable soit-elle. Rares étaient ceux qui sortaient de cette spirale du malheur et encore fallait-il qu’ils aient beaucoup de chance. Certains aussi, il est vrai, réussissaient à amasser un magot conséquent. Mais à quel prix ?
Pour Flora, il n’était pas possible que son petit frère tombât dans ce piège, il était de toute façon beaucoup trop jeune pour quitter l’école, surtout pour se laisser entraîner dans le milieu aussi glauque et corrompu de l’orpaillage, où la frontière entre officiel et illégal n’est pas toujours très claire. Celui qui se fait embaucher découvre parfois, trop tard, qu’il est conduit sur un chantier clandestin, qu’il travaillera sans protection sociale, dans des conditions épouvantables, sans salaire fixe, il vivra dans des abris de fortune, son lot quotidien sera le bruit, la boue, les vapeurs de mercure. Certains disent que l’orpaillage est le « cancer » de la Guyane…
Gentel, ne pouvait pas quitter sa famille et son village pour ces eaux troubles.
« Je te promets, Grand Ma, que je vais essayer de lui faire entendre raison. Je pense que demain nous allons partir tous les deux dans la forêt en amont du fleuve. J’ai des choses à lui montrer, ce seront de parfaits arguments ».
« Je n’en attendais pas moins de toi, ma chère enfant. Et maintenant, cela ne m’arrive pas souvent, mais je vais prier pour ta réussite et pour que la pauvre tête de Gentel retrouve quelque sagesse. Mais pourquoi, pourquoi ce gamin s’est-il fourvoyé dans une histoire pareille ?”
Pendant la nuit qui suivit, Flora échafauda un plan qu’elle mit à exécution dès le lendemain matin.
Elle sourit en voyant s’avancer le frère qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps, trop longtemps à son goût. Le jeune adolescent qu’elle avait quitté, empêtré dans des bras et des jambes trop longs lui donnant une allure maladroite, avait retrouvé des proportions harmonieuses, celles d’un jeune adulte. En revanche, son regard avait conservé une certaine insouciance, presque celle de l’enfance. Face à sa sœur, Gentel paraissait mal à l’aise. « Voilà qui est bon signe » pensa Flora, « il n’a pas l’air trop fier de lui ».
Ils parlèrent. Lui, tenta de justifier son désintérêt pour l’école, son désir de travailler, la chance qu’il avait d’avoir rencontré des patrons compréhensifs pouvant l’embaucher. Elle, rassembla toute sa véhémence pour voir faiblir son entêtement. Elle sentit peu à peu que ses paroles le touchaient. Aux allures butées du début s’était substitué une lueur d’indécision dans les yeux du jeune homme.
Flora décida alors qu’il était temps de passer à la deuxième étape de son projet. En pirogue, ils remontèrent le fleuve majestueux, se laissant gagner par un sentiment de complicité avec la nature environnante. Il ne fallait plus parler. Flora laissait son frère manœuvrer sur ce large boulevard au bout duquel les murailles noires de la forêt se rejoignaient. Elle savait qu’il était heureux et lui laissait savourer ce plaisir ; se pourrait-il qu’il réalise enfin que sa vie est ici, qu’un jour peut-être il pourrait avoir sa propre embarcation construite dans un robuste tronc d’angélique et décorée selon la tradition ?
Bientôt, ils s’enfoncèrent dans les méandres d’une crique sinueuse. Ils amarrèrent la pirogue puis plongèrent dans l’immensité de la forêt qui les engloutit rapidement. Ils suivaient un sentier grossièrement tracé mais quotidiennement débarrassé des lianes, hautes herbes ou racines qui ne cessaient de l’envahir. Flora avait emporté un coupe coupe et Gentel complétait le débroussaillage afin de leur faciliter le chemin. Après une longue marche parmi cette végétation exubérante des bruits mécaniques se firent de plus en plus intenses, et ils débouchèrent sur une clairière artificiellement créée. Les visiteurs ne sont pas les bienvenus sur un placer d’orpaillage, même lorsque celui-ci est officiel. Flora et Gentel restèrent donc en retrait, cachés par les arbres et hautes herbes emmêlées. La jeune fille ne pouvait s’empêcher de jeter un regard sur son frère et épier ses réactions.
Ils restèrent là un long moment. Gentel ne disait rien. Le retour à la maison se fit sans un mot. Le jeune homme bouleversé avait découvert la réalité d’un monde qu’on lui avait dépeint comme celui de la liberté, celui qui devait lui apporter une richesse facilement gagnée. A cet instant là, Gentel venait de tourner le dos à l’enfance. Il découvrait la saveur amère de la désillusion ou de la tromperie, il venait d’apprendre la méfiance. A l’avant de cette frêle embarcation, minuscule esquif dans l’immensité de ce cours d’eau d’Amazonie, il écouta le vent souffler dans ses oreilles, son regard plongea dans les eaux profondes, il se laissa bercer par le balancement apaisant, et il oublia sa tristesse.
Le lendemain matin, Gentel se leva de bonne heure, prépara consciencieusement un sac, puis partit au collège.
°
° °
M’man Lyssée était assise dans son fauteuil favori sur le pas de sa porte. Au-delà de la ruelle rougie de latérite, elle regardait le fleuve couleur du ciel, gris et argenté. Ses yeux lui permettaient à peine de distinguer la berge opposée, là-bas au Suriname. Elle se souvenait de ce jour, bientôt vingt ans -était-ce possible ?- où ces réfugiés qui avaient réussi à fuir la barbarie des hommes dans ce pays en pleine guerre civile avaient déposé dans ses bras accueillants un nourrisson, petite orpheline Marron sauvée par miracle d’un massacre organisé innommable. Elle l’avait appelée Flora, lui avait donné un toit et son amour. Quelques quatre années plus tard, ce fut Gentel qu’elle avait recueilli, comme elle en avait fait la promesse à la femme venant de donner naissance à ce fils qui lui prenait sa vie. Dans la maison, il y eut les rires, les pleurs, les activités partagées, les discussions, les bêtises, les fâcheries, les réconciliations, bref tout ce qui fait la vie d’une famille. M’man Lyssée leur avait fait comprendre ses convictions, sa tolérance, le respect des traditions, la fierté de leur peuple.
Cette noble femme était aujourd’hui enfin satisfaite et son cœur apaisé battait au rythme calme de son fleuve. Alors, face à ce Maroni qui était sa vie, elle s’endormit tranquillement.