LA FILLE A POILS

LA FILLE A POILS

Confinée poilue, à poil elle l’a vécu. Deux mois, c’est long, et du coup, ses poils aussi.

Le président avait dit qu’elle pouvait plus sortir, alors elle est  restée seule dans son petit appart, seule avec ses poils qu’elle regardait pousser. Singulière expérience, ces compagnons qu’habituellement elle refusait, ceux qu’elle traquait et impitoyablement exterminait. Le taux de croissance des poils du corps, dont ceux du visage, varie de 0,6 à 1,25 cm par mois. Ils se renouvellent un peu plus vite que les cheveux. Mais tu prends le temps de regarder tes poils pousser ?

Certainement pas. Les poilus c’était bon dans la préhistoire, ou pour les soldats de 14/18, mais maintenant les poils se domestiquent, terminé l’anarchie du poil. Être à poil toute une journée, dans son chez elle confiné, observer la transformation, le retour aux sources, laisser la liberté à dame nature, l’épanouissement du poil, tandis qu’elle à l’inverse n’avait plus la liberté de sortir.

Les poils déculpabilisés fleurissaient et se développaient dans toute leur splendeur en toute impunité dans une humeur heureuse. Triste réalité songeait la fille, la liberté des uns se fait toujours au détriment de celle des autres et ma liberté de femme civilisée au détriment de mes poils.

« Mais qu’est-ce que je raconte ? Mes poils ne pensent pas ! »

Et c’est alors qu’elle entendit une petite voix qui lui disait : « On n’a jamais été aussi libres que sous le confinement ».

– Je deviens folle, s’écria la fille. Mes poils qui parodient Sartre !

Allons bon, j’ai le poil érudit, qui l’eut dit ? Voilà que mes poils déconfinés, décomplexés s’en donnent à cœur joie ! On nous parle avec dédain de la philosophie de comptoir, on ne parle pas assez du poil philosophe.

Une conversation surréaliste s’installa.

– On est heureux, vois-tu jeune fille. Ça fait longtemps qu’on nous a interdit d’exister.

Elle se félicitait que le poil l’appelle jeune fille, mais cela ne justifiait pas son discours.

– c’est normal, vous n’êtes pas compatibles avec notre société. Nous, on veut une peau lisse, douce et sans tâche qui fâche.

– vous vous soumettez à une dictature, celle du paraître. Vous entretenez une soumission aux oukases de l’industrie de la mode, et aux regards superficiels que les autres portent sur vous.

– mais vous n’y êtes pas du tout, les poils. Vous vous laissez emporter par votre acrimonie et votre frustration. On admet certains poils, vous le savez bien, la barbe, la moustache, pour les hommes. Mais pour nous les femmes, nous pensons que c’est inesthétique, c’est notre spécificité, on ne se veut pas poilues.

– encore une fois, jeune fille, tu parles de ce que, depuis des siècles, la norme t’impose. Et l’esthétique ? … te poses-tu la question de savoir d’où vient cette esthétique que tu reconnais semble-t-il comme étant la meilleure ? Mais bref, je ne pense pas que je vais te faire changer d’avis. Médite tout de même ce que disait Zarathoustra : « Le corps est un être plus puissant, un sage inconnu qui a nom, soi. Il habite ton corps, il est ton corps ».

Elle, à poil devant son poil, n’en pouvait plus de cet importun poilu qui lui faisait une morale à deux balles, et sa philo de vieux poil. Bientôt il allait lui citer le vieux Confucius. Elle trouvait bien « barbant » ce poil vertueux et un peu trop prétentieux.

Il était temps de déconfiner son moi et reconfiner les poils. Couper court à la conversation, c’était le rôle du sauveur Gillette. Elle a attrapé l’arme fatale et s’est réveillée. On dort beaucoup pendant le confinement.

C’est ainsi que s’était terminée l’histoire de la fille à poils et de la renaissance du poil dans l’univers confiné du début du XXIe siècle.

Alors, je vous le demande, toute cette histoire au poil est-elle poilante ou désopilante ?