BELLE LA VACHE OU LE MYSTÈRE DE LA BÉATE
Chapitre 1
Dans les montagnes d’Auvergne, bien installée sur un vaste plateau largement ouvert au blizzard de l’hiver, ce bizarre vent glacial à ne pas mettre dehors un lézard, sur ce plateau donc était solidement installée la petite mais solide ferme où je vivais. Une ferme trapue comme toutes les autres, une ferme de celles où tu ne trouves ni panthères ni pachydermes mais de belles bêtes bien ordinaires : des vaches blanches sans taches, des poules rousses très cool, des cochons ronchons, des moutons gloutons et des jolis petits lapins coquins et câlins. Voilà, c’était ma maison et j’habitais dans l’étable confortable située sur le côté de la bâtisse. Tu l’as compris, j’étais un de ces animaux que tu aimes, je faisais partie du modeste cheptel de la ferme de Monsieur et Madame Patachou. Et j’avais bien de la chance car chez Monsieur et Madame Patachou on vivait encore un peu comme autrefois. Et surtout les Patachou adoraient leurs animaux.
J’étais alors une jeune vache de quelques mois, une jolie future génisse toute blanche, sans doute la plus belle du troupeau, ceci dit en toute modestie ! D’ailleurs, on m’avait appelé « Belle ». J’étais Belle la petite vache. Toutes les bêtes avaient un nom : c’était Capucine, Gisèle, Marguerite, Clarisse, Ségolène et aussi Félicie. Si ma mère s’appelait Blanchette c’est parce que sa robe était beaucoup plus claire que celle des autres. C’est peut-être pour cela qu’elle s’était toujours sentie un peu différente et qu’elle était devenue la meneuse du troupeau. Il faut dire qu’elle avait un sacré caractère ma mère et qu’elle savait jouer de la corne ! Mais elle était aussi très juste et savait écouter ses amies.
Un soir, après une belle journée dans le pré où nous avions profité des jolies couleurs d’automne de la campagne environnante, elle m’avait raconté le jour de ma naissance. On croit que les animaux ne se parlent pas, taratata : ils peuvent se dire beaucoup de choses, mais vous les humains vous ne pouvez pas les comprendre. Donc, pour ma naissance, ce matin là Madame Patachou (c’est elle qui s’occupe des animaux pendant que son mari est parti aux champs) s’écria :
- Tudieu la Blanchette, mais tu vas l’avoir aujourd’hui ce veau !
- Meuhhh… » répondit ma mère.
Pour l’événement, Monsieur Patachou se dépécha de venir jeter son grain de sel :
- Palsambleu, par la corne de la Blanchette, ce veau va naître aujourd’hui !
- Meuhhh… redit ma mère.
Quelques heures plus tard j’étais là, bien douillettement installée au chaud près de ma maman sur la litière de paille soigneusement préparée par les fermiers. Je profitais avec délice de ce bon moment, j’aurais bien fait un gros ron-ron comme le petit chat Minouchon. Mais, hop, un petit coup de langue par ci, hop, un petit coup de tête par là, ma mère me tira de ma rêverie : il était temps pour moi de me mettre sur mes quatre pattes. C’est comme ça chez les quadrupèdes, pas de berceau, pas de fauteuil bébé ! poser une patte de derrière, puis une autre, voilà ça tient. Une seconde, deux secondes, trois… et badaboum me revoilà par terre.
- Meuhhh… me dit ma mère qui avait l’air de s’amuser.
- Meuhhh… une nouvelle fois pour m’encourager.
Après plusieurs autres essais, je tenais enfin sur mes quatre pattes. J’étais un peu étourdi, c’était bien tremblant tout ça, mais je tenais. Ce fut la première grande victoire de ma vie.
Alors je tournai la tête vers celle de ma mère qui me regardait fièrement et dans ses grands yeux tout ronds et tout noirs je pus lire tout l’amour d’une maman pour son enfant. Et ce fut le plus grand moment de ma vie.
Chapitre 2
L’hiver fut rude cette année là. Dès le mois de novembre la neige, le froid, le gel frappèrent à nos portes. Enfin, je veux dire que c’était un temps à ne pas mettre un chat dehors. Enfin je veux dire que même les vaches restaient à l’abri ! Ah, ne crois pas que l’on s’ennuyait… Je l’ai déjà dit, on a beaucoup de chance : nos fermiers étaient les plus gentils fermiers que l’on puisse trouver. Des fermiers compréhensifs, des fermiers solidaires, des fermiers compatissants, enfin des fermiers qui vivent avec leurs bêtes et qui les aiment. Tous les matins et tous les soirs on avait la visite de Madame Patachou ou bien Monsieur Patachou pour nous distribuer notre ration de foin : on prenait le temps de manger, de digérer, de ruminer. Les fermiers venaient nous câliner, nous bichonner, et même ils nous parlaient :
- oh la Blanchette, quel bel appêtit aujourd’hui, tu l’as vite fini ton casse-croûte. Bonne bête, va !
- Meuhhh… approuvait ma mère.
- Bon aller les vachounes. A la traite maintenant !
- Meuhhh… acquiesçaient toutes les mamans vaches.
Bien sûr j’étais encore trop jeune pour pouvoir donner du lait. Je regardais avec envie à l’autre bout de l’étable ma mère et ses copines qui se laissaient tranquillement faire par les Patachou : tantôt Monsieur, tantôt Madame. Une fois le matin, une fois le soir. C’est qu’elles avaient l’air d’apprécier ! Alors évidemment, comme tous les enfants du monde, je voulais grandir très vite mais … mais pas maintenant… Eh oui j’avais un mystère à résoudre et je comptais bien profiter des prochaines sorties du printemps pour mettre à exécution mon projet secret.
Car j’avais un secret… MON secret…
Tout avait commencé à l’époque où dès le matin on nous promenait jusqu’au pré sur lequel nous nous prélassions toute la journée. J’adorais cette belle balade pittoresque à travers le village, nous avancions nonchalamment jusqu’au champ, simplement houspillé de temps en temps par le fermier ou la fermière qui trouvait que nous en prenions trop à notre aise ! Il faut dire que nous étions des vaches sacrément coquines : on se parlait, on plaisantait, on s’arrêtait, on ramassait quelques brins d’herbe au bord des fossés, on repartait en sens opposé… Tout cela agaçait bigrement nos fermiers, et on les comprend
Bref, nous arrivions à arriver quand même à destination. Qu’il était beau notre pré, bien verdoyant encore malgré la fin de la saison ! Comme posé à la lisière du champ un tapis de nuages légers et ensoleillés laissait dépasser l’image rebondie des sucs volcaniques et du mont Mézenc. C’était magique !
Mais voilà, ce jour-là je boudais. Cette punaise de Ségolène tout le long du chemin n’avait cessé de me donner des coups de corne, soi-disant pour me faire avancer plus vite, si bien que Madame Patachou croyant que je traînais m’avait donné une tape sur ma robe. Ca n’est pas qu’elle m’avait fait bien mal, mais j’étais très vexée et je trouvais ce traitement complètement injuste ! J’en voulais beaucoup à la Ségolène, pour qui se prenait-elle celle-là ? Alors au lieu de rester regroupée avec les autres dans le champ, je m’étais mise à l’écart un peu plus loin auprès du barbelé qui longeait la petite route de campagne. C’est pour cela que j’avais pu surprendre une bien curieuse conversation.
- attends moi, je suis crevé !
Deux jeunes garçons arrivaient en vélo, l’un bien plus en avant que l’autre. Il s’arrêta à peu près à mon niveau. Il ne m’avait pas vraiment vu, d’ailleurs qui fait attention aux animaux dans les champs ? Enfin, c’est ce que je pense !
- dépêche-toi je vais être en retard pour le repas et ma mère ne va pas apprécier.
- Qu’est-ce que tu crois c’est pareil chez moi, mais je n’en peux plus… Voilà j’arrive.
Les deux cyclistes s’étaient rejoints et pendant que celui, sans doute le plus jeune, reprenait son souffle, leur discussion continuait :
- dis donc, Clément, on se retrouve ce soir ?
- ben moi je veux bien, mais après cinq heures,. J’ai trop de devoirs à faire et vu que ma mère va encore tout vérifier, ça n’est pas gagné !
- bof, débrouille-toi ! Bon, moi je serai à la béate, j’y resterai un moment pour arranger notre cachette et la protéger avant l’hiver.
Le dénommé Clément se dandinait à côté de son vélo et semblait mal à l’aise :
- encore à la béate ? Si mes parents l’apprennent ça va chauffer. Il paraît que cet endroit porte malheur et plus personne n’y va. Il y aurait des choses bizarres qui s’y passent. On parle de la malédiction de la béate.
- Ce sont des vieilles histoires tout ça. Des sornettes que l’on se raconte depuis des années dans le village, des légendes d’une autre époque. Tu crois à tout ça toi ? Pas possible, mais décidément tu es encore un petit gosse ! Je file, à plus…
- Michel, Michel, pas si vite, bon d’accord je me débrouille pour venir !
Et tandis que les enfants s’éloignaient, dans ma tête de petite vache ruminante commença à ruminer le projet de tirer au clair l’histoire de cette mystérieuse béate du village et de sa malédiction.
Chapitre 3
Voilà donc pourquoi quelques mois plus tard, les beaux jours étant enfin de retour, je me sentais ivre de liberté car je trottinais seule sur les chemins environnants. Tu m’aurais vue : j’étais fière comme Artaban ! J’avais gagné la première étape, je m’étais éclipsée aussi discrètement que possible de notre pré, échappant à la vigilance de ma mère et du troupeau. Je savais qu’au fond du champ une partie de la palissade était tombée, là-bas derrière le bosquet d’arbustes, et petit à petit je m’en étais rapprochée jusqu’au moment où j’avais pu me glisser derrière… Tout allait bien, comme je l’avais prévu, mais maintenant, attention à ne pas être surprise par une personne du village qui se demanderait bien ce que pouvait faire cette vache isolée dans les rues du hameau.
Où pouvait donc se trouver la fameuse béate ? Et d’abord c’était qui ou quoi la béate ? Tu vas penser que j’aurais pu me poser ces questions avant de m’aventurer, et tu n’aurais pas tort. C’est vrai que je ne pouvais en parler à quiconque au risque de dévoiler mon projet. Mais surtout, on n’est pas sérieux quand on a sept mois. Et qu’on est une jeune vache. Et qu’on a un secret…
Pour commencer, je décidai de profiter de ma promenade solitaire. Après tout, j’était libre et je voulais découvrir le monde. C’est que le pâturage voisin me paraissait bien tentant ! Un petit coup d’œil à droite, un petit coup d’œil à gauche, personne en vue, je poussai un grand meuh de contentement et… à nous les petits brins verts tout frais du printemps nouveau ! Qu’il était bon ce repas improvisé et clandestin ! Il était temps pour moi de me trouver un coin tranquille pour la sieste. Les vaches ont besoin de prendre le temps de digérer leurs festins.
Après ce petit somme réparateur sous un arbre embourgeonné (parole de bovin !) je m’apprêtais à reprendre mon expédition quand, soudain, je vis un peu plus loin dans le champ une sorte de vache, mais un animal bien plus trapu et imposant. Or, c’était un taureau au pelage clair, au corps musclé et de grandes cornes ornées à leur base d’une frange bouclée. Je n’avais vu ce géant superbe qu’un soir déjà alors que notre troupeau se dandinait lentement vers la ferme après une bonne journée dans la campagne. Lorsque nous l’avions croisé, était-ce une impression de ma part, j’avais cru surprendre un échange de regards complices entre ma mère et lui. Probablement avais-je raison car ma Blanchette de maman resta rêveuse pendant toute la soirée ! Aussi, de là à penser que ce taureau était mon père, il n’y avait qu’un pas que je franchis allégrement ! Aujourd’hui donc, j’allais pouvoir faire connaissance de mon aïeul, décidément cette journée était riche d’expériences. Je m’approchai avec prudence de lui car le taureau n’a pas la réputation d’une bête douce et paisible.
- monhhh (holà, halte, que viens-tu faire ici jeune damoiselle ?)
- « Oh la là », me dis-je, « ça commence fort ! »
- meuhhh (je viens de la ferme des Patachou et je fais une enquête)
- monhhh (diantre, serais-tu la velle de la Blanchette ? Ton minois ne m’est pas inconnu. Prends garde, et si tu veux mon avisement, tourne casaque et rentre toi chez ton vilain.)
Quel langage étrange ! Cette bête était bien bizarre !
- meuhhh (est-ce que tu es mon père ?)
- monhhh (et bien mignonne, ce n’est pas une question à quérir auprès d’un estranger. Tu m’as l’air bien trop espiègle pour être honnête. On va te chercher, ouste, déguerpis !) »
Je ne me le suis pas fait dire deux fois. Cette rencontre était bien décevante pour une petite vache comme moi. Avoir un papa aussi mufle et légèrement exalté, quelle injustice ! Mais c’est peut-être comme ça dans le monde des taureaux, ils sont toujours isolés dans leur champ, à peine ont-ils de temps en temps une petite visite : ils deviennent aigris, asociaux. Et puis, ils ont leur standing à tenir, celui d’un animal agressif et aussi effrayant dans leur pâture qu’un rhinocéros dans sa savane. Cependant, une telle déconvenue ne devait pas modifier mes projets. Tout en me dirigeant vers le hameau je ne voulais pas laisser place à une inquiétude que je commençais à ressentir : comment trouver la fameuse béate sans se faire repérer par quiconque ?
Chapitre 4
Je voulais vite quitter ce chemin où je risquais d’être repérée. La forêt qui longeait le village me permettrait d’avancer sans danger aussi je franchis le modeste fossé et me retrouvai à l’abri cachée par les sapins et arbustes divers. Comme le hasard fait parfois bien les choses, à peine y étais-je que je vis mes deux compères de l’automne dernier sur le bord du sentier occupés à réparer la chaîne d’un des vélos. « Avec un peu de chance » me dis-je « ils vont me conduire à leur cachette. Je n’aurais qu’à les suivre ». Toujours à couvert, je m’approchai d’eux sur la pointe de mes sabots maudissant ces branchages et ces feuilles mortes qui craquaient sous mes pas de ballerine. Heureusement, les enfants étaient trop absorbés par leur tâche pour y prêter attention.
- Je vais à la béate maintenant. Enfin, quand cette maudite chaîne sera remise en place ! tu viens avec moi Michel ?
Non pas aujourd’hui, désolé. Je parts avec mes parents pour la soirée. Il y a un club de tir à l’arc qui vient de se mettre en place et ils font une porte ouverte. Je vais pouvoir essayer de tirer, ça me tente bien. Cela pourrait me servir si un fantôme passait par là !
- Arrête, tu me fais peur ! Eh bien, on se verra demain. Rendez-vous fin de matinée au repaire. Je prendrai ma guitare.
Pour une fois, la chance était de mon côté. Je restai tapie à l’orée du bois tandis que les deux copains s’éloignaient. C’est à gauche qu’ils tournèrent : indication précieuse car je pouvais supposer que je devrais suivre la même direction. Et c’est ce que je décidais de faire.
Alors, imaginons que ce jour là, tu te sois trouvé à cet endroit là. Tu aurais vu une très mignonne petite vache derrière un sapin. Quatre pas légers et furtifs, hop derrière un buisson, deux sauts aériens de danseuse, hop cachée par un bosquet touffu, un tronc d’arbre, un muret, tout lui était bon pour se dissimuler. Ainsi se déplaçait-elle et pouvait-elle avancer jusqu’à la fin du village où se trouvait probablement ce qu’elle cherchait… Mais non, tu n’aurais rien vu, parce que justement, on ne la voyait pas !…
Enfin, je parvins à l’extrémité du hameau. Elle était bien ici cette maison, objet de ma quête. Car, oui la fameuse béate dont parlaient les enfants était en réalité une ancienne habitation où vivait ce que l’on appelait « la béate ». Comment être certaine d’être bien au lieu de rendez-vous de mes petits amis ? J’avais devant moi une sombre et massive demeure en pierres de lave, surmontée d’un clocheton qui dominait sa toiture et permettait de l’identifier. Sa façade percée de quelques modestes fenêtres comportait aussi quelques marches permettant d’accéder à une porte d’entrée simple. Pas de jardin, pas d’appentis, l’ensemble était austère, triste et visiblement inhabité. Des maisons alentours, il ne restait que quelques murs délabrés, et une impression d’abandon. Un long frisson me parcourut depuis la base de mes cornes jusqu’à mon train de derrière tant l’atmosphère était oppressante et angoissante. Fini toute fanfaronnade, mon hardiesse avait pris du plomb dans l’aile (si je puis dire) ! Alors que le jour commençait à baisser, mon courage diminuait de la même manière. Je me mis à regretter cette virée qui virait au vinaigre !
Bien difficile de comprendre pourquoi les enfants appréciaient ce lieu plutôt lugubre. Mais sans doute avaient-ils pu aménager à leur convenance une petite partie de cette bâtisse et bien sûr, pour des garçons fripons et fanfarons c’était une bonne cachette. Le village, lui, avait déserté cet endroit. Je m’apprêtais à rebrousser chemin et rentrer à ma ferme quand même un peu déçue : le mystère de la béate me paraissait soudain bien peu captivant. Brusquement je me disais que ma mère et les fermiers pouvaient être inquiets, et même, peut-être, l’agaçante Ségolène !
Pourtant, une aventure beaucoup plus fantastique m’attendait.
Chapitre 5
Au moment où je m’en allais, je vis une femme étrangement vêtue d’une longue robe noire austère avec sur la tête une écharpe sombre. Elle se tenait sur le sentier longeant la demeure, celui qui s’éloignait vers la campagne à l’opposé de ma maison et plongeait vers la vallée. Bizarrement, elle semblait vouloir attirer mon attention par de grands gestes. A-t-on déjà vu une femme mystérieuse faisant signe à une vache inconnue ? Saperlipopette, que faire ?
Mais comme je suis d’un naturel curieux -tu t’en es déjà rendu compte- je me décidai à m’approcher. Elle semblait m’indiquer le bord du chemin là où la pente devient abrupte. Et alors, que devais-je regarder ? A pas de loup –non, je ne dirai rien- je m’approchai et tout d’abord ne vis que l’enchevêtrement des arbres, arbustes, ronces, feuilles, bûches ou branches qui constituent les obstacles salvateurs pour quiconque qui par malheur tomberait dans ce précipice. Je ne voyais rien que cette nature désordonnée, d’autant plus que la nuit arrivait à grands pas, pas de pas de loup cette fois-ci. Puis, mes yeux s’habituant à cette semi pénombre, je distinguai en contrebas, soutenus par un de ces barrages naturels, ce qui me semblait être un enfant et son vélo. Pas de pleurs, pas de cris, pas de mouvements.
Pire, je me tournai vers la femme, plus personne ! Pourtant impossible pour elle de se déplacer sans me contourner. Comment décrire une telle situation ? Un petit garçon dans le ravin, une apparition disparue et une vachette en cavale !
L’important maintenant était de porter secours à l’infortuné Clément, car pas de doute, ça ne pouvait être que lui. La seule solution était d’attirer l’attention des gens du village. Repartir vers les habitations,
Faire du bruit, n’importe quoi pourvu qu’on trouve l’enfant. C’est alors que j’entendis le bruit d’un moteur : une voiture s’approchait. Je me plaçais au centre de la rue afin de bloquer le passage. Le conducteur ralentit puis s’arrêta à quelques mètres de moi, intrigué par cet animal solitaire dans le hameau. Comme je ne me déplaçais pas, il descendit de son véhicule afin de me faire bouger. Contre toute attente, c’est ce que je fis car je voulais qu’il me suive, ce qui n’était pas évident, à priori.
Mais le hasard devait être mon allié ce jour là. Ce fut d’abord un couple qui sortit d’une maison et se précipita vers la voiture :
- bonsoir à tous. Vous n’auriez pas vu Clément ? Il est presque huit heures et il n’est pas rentré, ça n’est pas son habitude. Je pensais qu’il était avec toi Michel. Tu ne sais pas où il pourrait être ? On se fait du souci.
Comble de chance, la famille de Michel revenait bien à propos de sa sortie. Aussitôt, le jeune garçon sortit de l’auto et courut vers la maison de la béate tout en appelant son ami. Mais seul le silence lui répondit et l’inquiétude le gagna également. Je trottinais le plus vite possible pour le rejoindre. Il me fallait trouver le moyen d’indiquer la pente où se trouvait son copain. Heureusement, encore une fois, une bonne étoile était au rendez-vous : un chien du voisinage s’échappa de chez lui et se mit à me courser très bruyamment. D’ordinaire je n’appréciais guère les démonstrations tapageuses de ces animaux qui se comportaient de manière peu amicale (à part peut-être Johnny le berger de ma ferme avec qui je m’amusais et que j’aimais bien). Evidemment, à cet instant c’était très différent. Etre poursuivie me convenait tout à fait.
Ainsi donc, nous avions une vache, un chien, un garçon, des parents… Tout ce monde se retrouva là où il le fallait, dans ce lieu peu fréquentable proche de la maison de la béate. Peu après, Médor (allons-y pour Médor car je ne connaissais pas son nom) aboya tant et tant vers le précipice que l’on aperçut enfin le petit garçon. Les secours arrivèrent très vite et dégagèrent Clément sain et sauf mais groggy. Quelques jours plus tard l’enfant s’était déjà remis de sa mésaventure et avait bien fait la promesse qu’à l’avenir il serait plus prudent avec son vélo. Même si les deux jeunes complices admettaient que cet endroit était étrangement mystérieux, ils se gardèrent bien d’avouer leur secret, car une cachette comme celle-là on ne la dévoile pas !
Quant à moi, j’en étais sûre, même si la maison de la béate était un lieu au romantisme inquiétant, un esprit bienveillant veillait sur nos amis.
Chapitre 6
Le retour à la ferme ne fut pas des plus glorieux. Monsieur Patachou vint me chercher et on peut dire qu’il me remonta les bretelles. Jamais je ne l’avais vu dans une telle colère. La tête basse, les yeux humides et les oreilles penaudes, je réintégrai mon étable. Ma mère ne dit rien, mais je sentais son inquiétude. Très vite, je m’endormis. Cette journée avait été éprouvante dans tous les domaines. J’avais prévu une soirée de triomphateur, j’en étais bien loin.
Pourtant, ne pourrait-on dire que j’avais été l’héroïne de cette aventure ? Que ce serait-il passé si je n’avais pas été là ? Mon étrange vision m’avait avertie, c’est tout, et la suite dont l’épilogue fut le sauvetage du jeune Clément fut mon œuvre. Par une série de circonstances hasardeuses je m’étais trouvée à cet endroit quand il le fallait. Mais évidemment qui pourrait imaginer une histoire aussi farfelue pour une vache ? Ma mère peut-être ?
Alors, raconter mon équipée fut long. De temps en temps maman hochait des cornes et m’encourageait à parler quand je m’embrouillais dans les explications. J’eus l’impression qu’à certains moments mes péripéties l’amusaient de même que la présence de la femme en noir eut l’air de l’étonner. Quand j’eus terminé, elle réfléchit un instant puis s’installa confortablement dans une botte de paille.
« Voilà » dit-elle. « Il n’était pas nécessaire que tu prennes tant de risques et que tu inquiètes toute la maisonnée ainsi. Si tu m’avais parlé de la conversation des enfants, je t’aurais expliqué la légende du village. C’est un récit que ma mère m’a fait un soir à la veillée lorsque j’étais plus jeune, que sa mère elle-même lui avait fait, qui était transmis de génération en génération depuis bientôt deux siècles. J’aurais dû déjà te le conter, mais tu as devancé mon intention. C’est curieux tout de même cette coïncidence, vouloir percer le mystère de la béate alors que cette histoire fait partie de notre patrimoine ! »
« Il y a bien des années, existaient dans les villages de notre région une maison édifiée par les habitants qui servait de lieu d’assemblée. C’était aussi son nom. Elle était habitée par la béate, une religieuse qui n’avait pas prononcé ses vœux. Celle-ci était tout à la fois institutrice, infirmière et accueillait les femmes pour le travail de la dentelle. Elle faisait aussi le catéchisme, bref à l’époque c’était une personne importante. Or, voici qu’à la fin du XIXe siècle, notre aïeule vivait dans une ferme proche de cette maison (notre demeure n’existait pas encore). Tous les villageois avaient leur petit troupeau et la vie bien que rude se passait tranquillement bercée par la sonnerie de l’angélus dont s’occupait la fameuse béate. Habituellement, il s’agissait d’une jeune fille complètement dévouée à sa fonction et jamais n’avait-on connu de béate acariâtre. »
« Pourtant, arriva dans ces années une religieuse qui sut très vite se faire détester par tous les habitants du hameau. Elle savait donner du bâton sur les enfants pendant leurs heures d’instruction et terrifiait les femmes par des prédictions infernales. C’est l’époque où l’on avait toujours peur dans ce village, peur de se rendre aux prières, mais peur de ne pas être assez pieux, peur de ne pas bien faire, peur de ne pas obéir à cette matrone. Cela dura trop longtemps, jusqu’au jour où un compagnon du devoir qui faisait son tour de France s’arrêta quelques mois dans une ferme voisine. Sans doute l’heureux homme réussit-il à séduire cette femme d’église car un beau jour de juin on trouva porte close à la maison de la béate et on ne revit plus ni l’un ni l’autre. On remercia l’étranger d’avoir ainsi débarrassé le sol de cette mauvaise personne. Le village ne voulut plus de béate après ce triste épisode. Cependant les enfants n’eurent pas du tout à pâtir de son départ. Une école publique vint s’installer dans le bourg voisin et la scolarité devint gratuite et obligatoire pour tous. »
« Quelques temps plus tard, à peu près à l’endroit où le petit Clément est tombé, beaucoup plus en contrebas, on retrouva le corps de la béate. On ne sut jamais ce qui avait pu se passer. Mais depuis, dans le village, on raconte que cet endroit est hanté par le souvenir de cette méchante femme. Des phénomènes inexpliqués se seraient produits et certains auraient eu la vision d’une créature vêtue de noir s’enfuir en riant. Tu comprends pourquoi dans ce secteur tout est laissé à l’abandon : on ne fréquente pas les revenants, on les évite. »
« Tu connais maintenant le secret que tu as voulu percer. Notre région conserve ainsi des légendes que l’on aime transmettre aux jeunes gens : c’est notre histoire commune, c’est l’âme de notre terroir. Voilà comment le passé rejoint le présent… et nous les animaux traditionnels de cette campagne qui avons partagé avec nos maîtres leurs drames et leurs joies, nous y avons notre place ».
Je restai longtemps silencieux. J’avais besoin de penser à tout ce que ma mère venait de me raconter. Je me dis que ces récits fabuleux ne devaient pas être aussi imaginaires que certains pouvaient le croire. La femme en noir que j’avais vue n’était pas qu’une illusion, c’est elle qui m’avait guidée vers le précipice. A mon tour, plus tard, je transmettrai ces souvenirs à mes jeunes bovins.
Cependant, il me restait une dernière interrogation.
- « peux-tu me dire, maman, si le taureau que j’ai rencontré est bien mon père ?
- Et bien oui, sache que tu es sa fille. Vois-tu, tous mes enfants ont Arthur le taureau comme papa, le plus beau mâle de toute la région, je dois bien le dire. Mais il n’est pas dans la tradition bovine de vivre sous le même toit. Alors, nous nous saluons de temps en temps lorsque nous nous croisons au détour d’une promenade.
- N’empêche que je le trouve bizarre. Sa manière de parler est stupide et il aurait pu être plus affectueux avec moi. Bon, tant pis, je suis quand même heureuse d’avoir un père aussi majestueux et une mère aussi géniale et compréhensive. Je crois que je vais maintenant profiter tranquillement de mon existence de vache.
Belle, encore sur le coup de la fatigue de sa journée d’aventure posa la tête sur son oreiller de foin, bailla longuement puis s’endormit. Auparavant, elle avait promis à sa maman qu’elle ne fuguerait plus ainsi et n’inquiéterait plus ses amis. Mais quand on connaît l’intrépidité de notre petite vache, est-ce qu’on peut être certain qu’elle tiendrait bien sa promesse ?