LE SOURIRE DE MONA LISA
Les petits pas menus de Mona Lisa ne résonnaient pas dans les longs couloirs du Louvre. La nuit était venue, LA nuit de Mona Lisa, celle qu’elle attendait depuis plus de trente ans, SA nuit de liberté. Après avoir quitté la salle Rosa où depuis quelques mois elle offrait avec générosité son sourire légendaire (en attendant de se retrouver dans la salle des Etats, un tout nouvel espace spécialement aménagé pour quelques œuvres majeures), l’ombre de Mona Lisa s’évanouit dans l’imposante porte du palais.
Il est une tradition au Musée du Louvre (mais sans doute ne la connaissez-vous pas car elle est réservée à ceux qui résident en permanence dans ce lieu très convoité où chacun surveille jalousement sa place) qui est d’organiser un tour de rôle des sorties. Chaque semaine, ou plusieurs fois par mois, selon différents critères très rigoureux, l’un de nos fameux personnages de tableaux ou sculptures est autorisé par un comité des sages à s’évader l’espace d’une nuit pour retrouver le monde des êtres animés, à la condition toutefois d’être de retour pour l’ouverture des portes au public le lendemain matin.
Rarement la règle ne fut enfreinte et sans le moins du monde soupçonner ces escapades nocturnes, chaque jour les visiteurs peuvent admirer les chefs d’œuvre pour lesquels ils sont venus, parfois de très loin, afin de satisfaire leur curiosité artistique, par amour de la beauté, pour contempler des créations au pouvoir mystérieux qui captent leur admiration, ou bien tout simplement pour errer au fil des salles dans l’atmosphère quasi religieuse de ce temple du génie.
On se souvient pourtant de quelques disparitions énigmatiques qui intriguèrent et suscitèrent bien des commentaires. Certaines œuvres disparurent presque définitivement jusqu’à ce que le hasard permît un jour de les retrouver à leur place plus ou moins longtemps après leur départ qualifié d’étrange et d’inexplicable.
Il y a bien longtemps, Mona Lisa avait eu bien plus d’une nuit de liberté.
Mais revenons à notre menue Mona Lisa du début : aucun signal, aucune sonnerie n’avait retenti, aucune alerte déclenchée au passage de ses petits pas menus. Elle n’était qu’une ombre sortie de son tableau, une silhouette indétectable : un fantôme quoi.
Mona Lisa se retrouva devant la Pyramide de Pei qu’elle n’avait jamais vue, dont on lui avait si souvent vanté la perfection de sa surface de verre magnifiquement éclairée au milieu de cette cour d’un autre siècle. Comme tout prisonnier qui retrouve la liberté, elle respira cette sensation de légèreté voluptueuse et prit le temps de savourer une impression de félicité intime, qui devrait rester à jamais dans son souvenir. « L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière. Le vent chargé de bruits, -la ville n’est pas loin -, a des parfums de vigne et des parfums de bière… » En tous les cas des parfums de vie, et en cette douce nuit du mois de juillet, Mona Lisa évoluait parmi les visiteurs qui, pour une fois, n’étaient pas là pour elle. Quel plaisir d’être avec eux, anonyme et invisible, tourner autour, jouir de leur présence en 360°, tournoyer, de plus en plus vite dans un tempo de valse étourdissant ! Instant de bonheur grisant !
Maintenant, notre ombre se dirigeait avec précision dans les rues de la capitale. Sensible bien sûr aux changements qui s’étaient opérés dans la ville, à une ambiance nouvelle et moderne qui l’intimidait un peu, Mona Lisa retrouvait sans trop de difficultés les rues du vieux Paris. Ses équipées fantastiques dans la nuit de la ville avaient lieu à peu près tous les trente ans et ces sauts dans le temps permettaient à notre héroïne de retrouver des repères en dépit des multiples bizarreries qu’elle constatait.
Comme à chacune de ses sorties, les petits pas menus de Mona Lisa l’emmenaient à Ménilmontant vers ce cimetière où reposait son amoureux.
D’aucun pourrait penser que Léonard de Vinci devait être l’homme de la vie de Mona Lisa. C’est vrai qu’elle lui devait tout. Elle se remémorait leurs longs tête-à-tête, la puissance du regard de l’artiste lorsqu’il donnait naissance à son œuvre et sa douceur lorsqu’il la fixait. Elle naquit entre les mains de Léonard, retouchée maintes fois, contemplée, adorée par lui. Nulle personne extérieure à cette situation ne peut connaître la satisfaction de cette relation intime entre le peintre et son sujet. Elle avait encore la sensation de la caresse du pinceau sensuellement guidé par la main élégante aux gestes précis, et sa voix douce aux accents italiens qui lui murmurait tant de jolies choses. Il avait choisi pour mettre en valeur sa grâce un support noble et mince à la fois, utilisé ses matériaux avec toute la légèreté possible afin de dégager sa fragilité, profité du clair-obscur pour illuminer son âme et l’installer dans un cadre suscitant une ambiance mystérieuse. Mona Lisa avait toujours pensé que son créateur dans son souci du détail avait souhaité représenter l’archétype de la beauté tranquille avec son sourire énigmatique apparaissant comme suspendu, prêt à s’éteindre. C’était cela leur relation.
Léonard, c’était le papa de Mona et elle aimait ce génie comme on aime son géniteur.
Mais son histoire avec Vincenzo, c’était bien autre chose. Voilà comment notre menue Mona Lisa du tableau raconta son aventure à l’une de ses amies du Salon Carré :
« Tu te souviens probablement de ma disparition du mois d’août 1911. Pendant deux années, ce « vol » a défrayé la chronique, et pourtant c’est la seule équipée romanesque de mon existence. C’était l’époque où les visiteurs du musée devenaient plus nombreux, progressivement arrivaient des gens de la campagne ou même des étrangers. Leur comportement se modifiait aussi, ils étaient moins précieux, leurs vêtements plus simples, on commençait à voir les chevilles de ces dames. Bref, ils venaient un peu plus pour nous-mêmes et un peu moins pour se montrer, eux. C’était très agréable et je me souviens que l’on essayait de faire passer le message de notre plaisir ; mettre en valeur une expression du visage, une courbe de notre corps, une ombre délicate. Et moi évidemment mon sourire, mes yeux : sais-tu que mon regard suit le spectateur quel que soit l’angle ?
« Peu de temps après, alors que je commençais à l’oublier car il n’était pas revenu depuis plusieurs jours (et tu sais qu’on est obligé de vite sélectionner nos souvenirs) mon aficionado fut de retour. A nouveau il se tint longuement devant mon tableau, un calepin entre les mains, donnant l’impression de saisir un modelé, un relief, une ligne. Mais je sentais bien que ce n’était pas ça. J’ai l’habitude des artistes qui viennent travailler leur technique auprès de mon portrait si parfait. J’eus alors l’étrange sensation qu’il ne quittait pas le musée ce soir-là. Et c’était vrai. Alors que seule la faible lumière bleutée des veilleuses enveloppe la pénombre des salles, il sortit de sa cache, me prit contre lui et nous partîmes… Un peu vexée, je dois le dire, je constatai le lendemain que personne ne relatait ma disparition. Mais le jour suivant, quel battage partout dans les journaux, dans les rues, sur les murs de Paris, à la radio ! Le mystère de mon départ resta intact pendant presque deux ans.
« Ce fut l’aventure de ma vie : je partageais le quotidien de Vincenzo, il m’adorait et moi je me perdais dans ses bras. Nous voyageâmes jusqu’en Italie où il me présenta à quelques amis très sélectionnés, mais nous restâmes surtout à Paris où mon artiste me détailla par le menu, embrassa nuit et jour du regard mon corps, s’appliqua à me croquer jusqu’à la perfection, s’imprégna de la transparence de ma chair et de la délicatesse du modelé de mon visage ; il cueillit mon sourire éternel.
« Cependant je sentais peu à peu Vincenzo devenir nerveux et inquiet. Notre complicité s’étiolait et je ne retrouvais plus chez lui l’adoration des débuts de notre relation. Je compris alors que ce n’était pas moi qu’il avait choisi d’aimer, mais ce que je représentais, il avait voulu voler ma gloire, mon prestige. Je ne fus pas vraiment déçue, juste perturbée par ma crédulité, mais la Joconde se doit d’être consciente des dangers que sa position d’œuvre d’art l’amène à rencontrer : c’est là un des privilèges de notre âge et de notre situation, nous avons appris à relativiser de sorte que la vilenie de l’être humain ne nous accable pas. Lorsque des inspecteurs de police vinrent arrêter Vincenzo et me reconduisirent fièrement, sous bonne escorte, je n’eus aucun regret ni d’avoir vécu cette aventure palpitante, ni de retrouver ce que j’appelais ma maison… »
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Les âmes échappées de leur tableau n’ont pas plus que nous-mêmes le pouvoir de rencontrer les esprits des morts de nos cimetières. Mona Lisa ayant déposé une larme et un petit bouquet de fleurs sur la sépulture oubliée de Vincenzo, petit peintre sans génie mais grand séducteur sans vergogne, prit le temps de flâner dans ce Père Lachaise où tant de grands noms fleurissent. C’est un immense jardin propice à la nostalgie où flotte parfois dans l’air quelque ballade d’autrefois « longtemps, longtemps, longtemps, après que les poètes ont disparu… », ceux que l’on n’oublie pas.
Lors de chacune de ses sorties, Mona Lisa se plaisait à passer un moment dans le nouveau -étrange pour elle- quartier charmant de la Butte Montmartre qu’elle avait découvert au début du siècle précédent. Les gens égarés de leur toile ont la chance d’emprunter des voies mystérieuses et ainsi peu de temps après avoir quitté son cimetière fétiche, nous retrouvons l’amie Mona Lisa au sommet du funiculaire de la Montagne Saint Geneviève. Tous près de là se situe la petite place du Tertre qui depuis l’époque où quelques peintres en vogue la fréquentaient, est devenue le lieu à la mode où des artistes aiment retrouver l’atmosphère de bohème des années passées. C’est aussi un des ces endroits où les chevalets se pressent pour présenter leurs œuvres, la plupart sans grande originalité, mais cela fait partie du Paris que les touristes apprécient.
Était-ce l’heure tardive ou l’ambiance relativement calme de la place ? Était-ce une certaine lassitude inexplicable ou bien un parfum de mélancolie dans l’air ? Notre menue Mona Lisa se sentit soudain bien seule. Il lui vint même à l’esprit que ces virées nocturnes n’avaient guère d’intérêt quand elles ne sont pas partagées avec quiconque… Mona Lisa vieillirait-elle ?
« C’était un soir, orange et vert, sous le soleil des réverbères de Paris… » chante Souchon. Mona Lisa s’était assise sous l’un des ces beaux lampadaires qui éclairent la ville depuis que le baron Haussmann l’avait modernisée, lorsqu’il lui sembla qu’on l’interpelait. Ce n’était pas possible, un personnage quittant son tableau est condamné à une promenade solitaire dans le monde des vivants, et nul ne pouvait lui parler. Mais une voix menue insistait :
« Bonjour, qui es-tu, toi, bel ange au visage de madone ? ».
Mona Lisa vit alors une jeune femme vêtue d’une robe claire, légère et simple : c’était bien à elle que l’inconnue s’adressait.
« Mais bien sûr, je me souviens tu es la Joconde ! J’ai eu l’occasion de te voir dans ma jeunesse. Bienvenue ici, place du Tertre : j’y viens souvent pour retrouver l’âme de mes amis. Tu ne me connais pas car nous ne fréquentons pas les mêmes lieux et nous ne venons ni de la même époque, ni de la même école. Je suis Misia, le maître Valloton m’a peinte un été à la fin du XIXe siècle. Comme toi, j’ai la possibilité de m’échapper quelques fois de mon cadre mais habituellement je ne rencontre personne avec qui parler. Alors, tu penses, me retrouver avec la Mona Lisa, je suis impressionnée. »
Ce discours intimidait fort notre héroïne, mais la jeune femme malgré ses allures modernes et décidées paraissait sincère et sans prétention.
« – Pour moi, c’est pareil, je n’ai jamais connu quiconque pendant mes sorties. Pouvons-nous être amies ?
« – C’est un honneur que tu me fais là. Viens, nous avons plusieurs heures encore pour profiter de cette nuit et découvrir ensemble cette ville qui, à chacune de mes visites me semble différente, tout en restant la même… »
Nul ne pouvait entendre les confidences de nos nouvelles alliées, ni le tap tap des petits pas de Mona Lisa et Misia sur le pavé de Paris. Mais peu importe, nous avons la satisfaction de penser que cette nuit fut inoubliable pour les deux jeunes femmes, ombres d’un autre monde.
Devant le musée d’Orsay, elles se firent leurs adieux : c’était là que Misia retournait, pour combien de temps ? Elles se firent le serment de se retrouver pour un autre moment de complicité. C’était doux de penser qu’elles ne seraient plus seules dans ces nuits de liberté. Mona Lisa reprit lentement le chemin de son palais. Il était temps, déjà de pâles lumières rosées laissaient deviner l’aurore nouvelle. L’onde de la Seine d’Apollinaire frissonna sous ce pont si beau, quelques notes légères de flûte traversèrent l’air : « il est cinq heures, Paris s’éveille… »
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Notre menue Mona Lisa est à nouveau dans son tableau. Bientôt la foule va se presser devant elle et chacun ira de ses commentaires. Comme toujours on s’interrogera sur son sourire. Mais quand on connaît son histoire, et toutes les aventures qu’elle avait vécues, pourquoi la Joconde ne sourirait-elle pas ?