LUCE
Nouvelle à quatre mains (F&F)
Ce qui avait complètement chamboulé le train-train de sa journée paisible, Luce ne pouvait plus s’en défaire. Ça tournait dans sa tête comme le refrain d’une chanson qui se répète à l’infini alors qu’on l’a entendue il y a des heures.
Mais là, ce n’était pas du même genre de twist qu’il s’agissait. Luce qui était si sage et plutôt coincée à bien des égards, c’était ce que chacun s’accordait à dire d’elle dans son entreprise, et ben Luce elle avait tout simplement basculé dans l’extase absolue … elle avait pris son pied comme jamais ça lui était arrivé dans sa vie, et qui plus est avec un inconnu. Beau mec, plutôt bien balancé, avec un visage rassurant, un sourire apaisant et une voix chaleureuse. Bien mieux que ceux qui se présentaient habituellement mais à qui, en bonne secrétaire zélée, elle réservait toujours un accueil agréable.
Vincent était arrivé dans le bureau vers dix heures. Habillé d’un costume – chemise blanche, sans cravate, l’air bien à l’aise, souriant, il venait déposer un pli pour Monsieur Gambier. « Je préfère le déposer moi-même vu l’importance du document, en main propre si possible … » avait-il précisé.
Monsieur Gambier ne venait pas ce matin, et le secrétariat tenu par Luce était en mesure de prendre l’enveloppe et de signer le « reçu en main propre » que ce monsieur devait conserver.
Luce avait interrompu la mise au point de son tableau de statistiques, qui lui donnait du fil à retordre, pour accueillir et s’occuper du visiteur.
– Voilà Monsieur Tournelle, « reçu en main propre », et je vous assure que Monsieur Gambier ouvrira lui-même cette enveloppe en début d’après-midi. Peut-être espériez-vous le voir maintenant, lui parler ? Vous pourrez le joindre ou préférez-vous qu’il vous appelle ?
– Qu’il m’appelle lorsqu’il aura vu les documents et ce sera parfait madame.
– Puis-je faire autre chose pour vous rendre service ?
– Non, je vous remercie. J’ai couru pour remettre ceci au plus tôt, mais en fait il n’y a pas d’urgence à quelques heures près. Je vais pouvoir prendre quelques instants de détente, je n’ai même pas eu le temps de prendre un café ce matin.
– Puis-je vous en proposer un ? Nous avons une machine à expresso qui vaut bien celle d’un cafetier.
– C’est très aimable. Je ne veux pas vous déranger cependant. J’accepte le café, et je me ferai discret.
– Rassurez-vous Monsieur, mon patron est sorti, et je peux bien lever le nez quelques minutes de ce chef-d’œuvre incalculable !
– Vous avez une difficulté avec votre tableur ? Peut-être que je pourrai vous aider ? Échange de bons procédés !
– Ah ! Pourquoi pas. Je lance le café, et je vous explique mon soucis.
…
– Donc j’ai deux classeurs qu’il faut utiliser pour créer une feuille de résultats, et j’ai un peu de mal à me souvenir comment créer une formule dans une feuille avec des cellules situées dans des classeurs séparés .
– Je vois. Je connais bien cela. Je peux soit vous expliquer et vous laisser faire la manœuvre, soit le faire avec des classeurs d’essai, de telle sorte que vous puissiez bien comprendre la méthode … ce qui nécessite toutefois que je vous pique la place pour être devant l’écran !
Très bon le café !
– D’accord pour vous laisser la place et je vais noter tout ce qu’il faut pour ne pas en perdre une miette.
Luce se leva … en se disant qu’il était assez étonnant que les choses se passent ainsi : un visiteur qu’elle n’avait jamais vu, qui vient déposer un courrier, et d’un coup, elle se sent à l’aise au point de lui céder son siège pour un problème qu’elle aurait bien pu en principe résoudre toute seule.
L’homme se tenait sur le côté, Luce passa devant lui, effleurant de son épaule le torse du monsieur. Ce qui provoqua un … je ne sais quoi … comme un picotement dans sa poitrine, fugace, mais assez pour empourprer ses joues.
Le visiteur prit place et montra ce qu’il avait à montrer sur l’ordinateur. Prenant le temps d’expliquer, laissant assez de marge entre chaque étape pour que Luce note ce qu’elle voulait.
– Tenez Madame, j’ai avec moi quelques documents qui pourraient vous être utiles pour l’utilisation de votre logiciel. Si cela peut vous rendre service vous pouvez les photocopier.
– C’est génial, mieux que les explications qu’on m’a données quand je suis allé en stage de perfectionnement. Là, aujourd’hui j’ai tout compris. Je vous en remercie beaucoup Monsieur.
– Vincent ! Peut-être me donnerez-vous du Monsieur en d’autres circonstances, mais ici et maintenant, vous pouvez m’appeler Vincent, Madame.
– Mmm … soit, j’espère ne pas
commettre d’impair, puisque je ne sais pas vraiment qui vous êtes, mais vu les
circonstances, moi c’est Luce.
Un sourire partagé s’affichait sur les deux
visages. Après quelques instants Vincent expliqua à Luce qu’il était en
affaires avec Monsieur Gambier, pour un contrat à réaliser en commun, et sans
entrer dans les détails, Luce comprit qu’il s’agissait d’une personne du même
rang que son propre patron. Mais il était simplement là, disponible pour lui
consacrer un peu de temps à donner des explications qui lui feraient gagner du
temps, à prendre un café gentiment préparé, et somme toute, un homme charmant à
première vue.
Vincent se releva …
– Je vous laisse reprendre votre place Luce. Je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Bien que votre compagnie soit des plus agréables !
– vous le pensez vraiment ? C’est une manière de dire les choses qui me change de mon quotidien ! Il y a bien longtemps qu’on ne m’a pas dit que j’étais agréable, et pourtant j’ai toujours l’impression d’être égale à moi-même. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais les hommes de ma vie doivent me trouver insignifiante.
– Ils ont tort, ce que je vois et ce que j’entends de vous rend ma journée différente et bien plus souriante Luce…
Ces derniers mots firent un effet un peu plus prononcé sur les joues de Luce. Ce que Vincent ne manqua pas de souligner.
– Je vous fais rougir, je vous demande pardon.
– Non je ne dois pas vous pardonner, vous n’avez pas commis de faute. Ce que vous me dites est très gentil, et ça me touche.
– Je ne veux pas m’immiscer dans des choses qui ne me regardent pas Luce, mais si vous ressentez comme de l’indifférence de la part des personnes de votre quotidien, vous devriez essayer de comprendre ce à côté de quoi vous passez. Peut-être faut-il trouver le moyen de changer leur regard sur vous, à moins que cela ne soit trop compliqué pour être possible. Ce n’est pas vous qui êtes en cause, sans doute est-ce plutôt à eux de corriger quelques aspects des relations qu’ils entretiennent avec vous. Mais vous avez su vous montrer accueillante, aimable, et rien en vous ne permet de trouver que vous n’êtes pas appétissante.
…
– euh … pardon, ce n’est pas le mot que je voulais … enfin …
– vous l’avez dit, je le prends, mais vous pouvez en ajouter un autre
– Il va falloir que je vous laisse Luce, et je m’égare en voulant vous rassurer. En fait vous êtes une belle personne, une belle âme pour ce que je peux en témoigner. Et vous n’êtes pas seulement belle à l’intérieur, vous êtes jolie également. Mais ça n’est pas convenable de le dire de cette manière.
– Convenable ou pas, ça va changer ma journée de l’entendre
– Soit. Alors je ne retire pas un mot. Je peux rester encore un peu pour me faire pardonner.
…
– De quoi allons-nous parler si je vous garde un
moment ?
– Pas de tableur j’espère ? Enfin je n’ai rien
contre, mais j’ai d’autres talents, Je peux aussi parler de musique, de poésie,
de politique…
– Vous pouvez aussi raconter ce que vous voyez.
En tout cas vous me voyez et vous parlez de moi d’une manière qui …
– Est-il possible que vous soyez émue par
quelques mots si simples ? Je vous ai seulement dit que vous étiez une femme
qu’on ne peut éviter de trouver charmante.
– Charmante ? Je ne sais jusqu’où il faut considérer que je peux l’être ?
– Luce, si vous êtes certaine que je ne vous dérange pas, qu’on ne nous dérangera pas dans cette pièce, je peux être absent de mes affaires pendant l’heure qui vient, et vous expliquer jusqu’où je vous trouve charmante. Je vous ai trouvée jolie, avenante, avec notre conversation qui dure un peu plus, je trouve votre voix séduisante, les pattes d’oies sur le côté de vos yeux ravissantes au fur et à mesure que vous souriez à mes mots … et … comment dire … ne vous emportez pas si ce que je veux dire ne vous correspond pas, mais je ne sais pas retenir l’envie d’exprimer le fait que vous êtes désirable.
Luce écoutait, souriait, rosissait, buvait les paroles de Vincent. Rien de ce qui était en train de se passer ne contrariait son humeur, et rien de ce qui pouvait advenir ne semblait devoir être opposé à son envie de voir les choses s’éterniser au moins un peu.
– Vincent, je n’ai, mais alors vraiment, pas l’habitude d’être complimentée de cette façon, et je n’ai aucune expérience qui me permet d’avoir des repères en matière de séduction. Hormis les occasions d’être sifflée, regardée sans bienveillance par des hommes qui ont des comportements animaux, dans le métro ou dans la rue, un mari devenu indifférent et des collègues plutôt sans pitié pour l’esclave en puissance que je représente pour eux … mais si je vous entends bien, ce ne sont pas de simples compliments que vous me faites, vous m’invitez … au moins à rêver que vous voulez me séduire ?
– Luce je ne cherche pas à vous séduire, enfin ce n’est pas le terme précis qui me convient. Je vous invite au plaisir, à celui que vous choisissez de prendre, et pas au-delà de ce que vous acceptez, mais je vous invite au plaisir que vous ne prenez pas habituellement.
Tout en vous laisse penser que vous êtes digne et capable d’avoir du bonheur, du plaisir, de la jouissance même, sans être pour autant versée dans quelque chose d’immoral. Si vous aspirez au plaisir, au bonheur d’un moment de partage, acceptez mes mots, peut-être ma main posée sur la vôtre, peut-être une caresse sur votre visage, peut-être … ce que vous voudrez, mais une chose me semble évidente, on vous refuse d’habitude ce dont vous semblez avoir envie, et je veux bien vous en offrir la part que vous accepterez.
Si ce que je dis ne vous heurte pas, je peux vous proposer de rattraper un peu de temps perdu. Acceptez-vous de vous lever et de vous laisser prendre entre des bras qui s’ouvrent à vous pour vous donner de la tendresse.
– … je vais dire oui, prendre quelques
secondes pour reprendre ma respiration … Vincent, mes yeux humides ne
montrent pas de la tristesse, mais de la gratitude. Prenez le plus grand soin
de moi pendant ces moments qui viennent, je vous laisse l’initiative de tout
pour commencer.
Luce se leva, s’approcha, timidement, de Vincent, qui prit les mains de Luce entre les siennes, réduisant encore la distance qui les séparait, jusqu’à ce qu’ils se trouvent l’un contre l’autre. La tête légèrement relevée, Luce se laissa déposer un baiser sur ses lèvres. Elle tremblait d’émotion et se laissa embrasser, caresser … étourdie et heureuse de ces instants.
…
Vincent, fier comme bar tabac après sa petite affaire se délecta d’une clope et d’un whisky au café du coin. Ben oui, en ce temps là la vie était plus cool, on s’intoxiquait avec délectation, on savait bien que c’était pas top pour la santé, mais au moins c’était un choix.
Il était heureux, il avait emballé la donzelle sans trop de réticences de sa part, ce genre de nanas il avait l’habitude. Quelques mots bien tournés et pas trop osés pour pas effrayer les pudeurs plus si juvéniles que ça, et hop c’était mieux que la Française des jeux, on gagnait à tous les coups.
Il admettait que ça n’avait pas été si désagréable que ça. Il recommencerait bien avec la petite Luce. Enfin, c’était une autre histoire et il doutait que ça puisse se reproduire.
Il avait pu faire son boulot, son chef serait content.
Debout devant le comptoir il se regardait dans le miroir du bistrot. C’est vrai qu’il était pas mal, plus très jeune mais ses yeux bleus faisaient toujours des ravages. Surtout lorsqu’il y ajoutait une touche de sourire bienveillant et intéressé avec un brin d’audace. Flaubert l’avait si bien dit :
« Ce fut comme une apparition (…) Et leurs yeux se rencontrèrent… ». Les yeux, il fallait toujours compter sur eux, il le savait bien !
Pendant ce temps, Luce souriait à la pensée de Vincent.
Comme c’était facile avec ce genre de mec qui se croit invincible ! Il suffisait d’insister sur des airs puérils et légèrement timides, rougir un peu, ça marchait à tous les coups elle savait très bien exploiter le filon. Et le truc du tableur, génial ! Ils résistent pas à montrer leur supériorité !
Ça n’était pas la première fois qu’elle utilisait l’ordinateur pour faciliter les rapprochements. Elle savait les repérer tous ces messieurs qu’elle pourrait appâter avec ses petits airs de sainte nitouche. Ils adoraient la sensation de réussir là où d’autres avaient échoué, ça flattait leur ego. Ca faisait longtemps qu’elle ne croyait plus au Prince Charmant, dans la vie de tous les jours il était marié, prétendait qu’il ne couchait plus avec sa femme et faisait des promesses qu’il ne tenait jamais.
Elle admettait qu’avec Vincent ça s’était révélé vraiment très agréable et bien au-delà du petit coup qui se faisait en passant, sans fantaisie et sans noblesse. Ses caresses étaient empreintes d’une douceur dont elle n’avait pas l’habitude, ses mots étaient aimables, voire affectueux, il était attentionné et sa gourmandise la flattait. Elle l’avait trouvé croquignolet. Pour une fois, elle s’était dit que ce beau mec, elle aimerait bien le revoir, il avait encore des tas de choses à lui apprendre, elle était certaine qu’il lui réservait quelques surprises.
Elle avait remis un peu d’ordre dans ses cheveux, un peu plus de noir sur ses yeux, par habitude. Son patron allait revenir bientôt, elle devait être à son avantage. Ce soir pour la première fois il l’avait invité au restaurant. Elle avait ramé pour en arriver là, minaudé, aguiché, refusé ses avances.
Cinq années qu’elle était dans cette boîte, qu’elle jouait avec son patron pour le coincer, cinq ans qu’elle détournait des petites sommes sans que cet imbécile de Paul s’en rende compte. Il suffisait qu’elle lui fasse les yeux doux quand elle lui apportait les documents comptables et lui, tout occupé à essayer de la séduire ne voyait jamais rien.
Ce soir elle allait lui jouer le grand jeu de la petite innocente, il fallait qu’elle passe à une étape supérieure. Lui laisser imaginer que ses assauts répétitifs allaient enfin la faire succomber, que son charme avait opéré et allait être récompensé. Elle la jouerait tout en finesse, une vraie niquedouille puisque ça semblait l’exciter.
Se marier avec lui ? Bof, il était pas si moche que ça et après elle aviserait, elle était certaine qu’il allait lui proposer ça ce soir. Elle avait trouvé sur son bureau, à l’entête d’un joaillier, la facture d’une bague. Ah non, ça, il n’était pas pingre !
A 18 h elle ne l’avait toujours pas vu, il avait été retardé à un rendez-vous. Il lui avait téléphoné : on se retrouve à la Coupole, je réserve une table, si tu arrives avant moi, installe toi.
Elle avait choisi une tenue plutôt sage et réservée, c’est ce qui semblait l’émoustiller, mais avec un léger décolleté quand même, histoire de titiller ses hormones. Luce s’était longuement regardée dans son miroir : « miroir, mon beau miroir, suis-je la plus belle ? ». Elle avait répété quelques expressions du visage qu’elle espérait irrésistibles.
Elle avait demandé la table de Paul. On la lui avait indiquée, plutôt vers le fond de la salle, mais elle fut surprise de constater de loin que deux hommes y étaient déjà assis. Ils lui tournaient le dos. Elle avait pensé un moment que quelque chose clochait, mais avait vite évacué cette idée.
– Vous êtes certain qu’il s’agit de la table de Monsieur Gambier ? Je vois qu’il y a deux personnes.
– Sans nul doute Madame, c’est moi-même qui les ai installés.
Lorsqu’elle était arrivée devant eux, il était trop
tard pour s’en aller, bien qu’elle aurait dû le faire. Comment se faisait-il
que son patron et son séducteur Vincent soient là ensemble, à l’attendre ?
Paul lui dit :
– je crois que vous avez déjà fait connaissance, n’est-ce pas ?
Ah, mais je précise un peu les choses…
Luce, voici le commissaire Vincent Tournelle. Tu as eu l’obligeance, mais c’était très imprudent, de lui laisser utiliser ton ordinateur.
Tu te souviens qu’il t’a demandé de lui faire une ou deux photocopies ? Il a eu alors tout le loisir de fouiner dans tes documents. Il a pu ainsi constater ton indélicatesse et tes détournements.
Cela faisait plusieurs mois que j’avais des doutes, mais j’avais besoin de preuves et d’un témoin.
Mon ami, le commissaire Vincent, m’a rendu ce service…
2 réflexions sur « LUCE »
Lecture très agréable, Merci Françoise !
Merci