ADRIENNE LA SORCIERE DE LIEGE
Cela faisait deux nuits de pleine lune qu’Adrienne la sorcière avait retrouvé sa place préférée sur un hekceschtule de la toiture de la petite maison de Liège. Elle connaissait tous les recoins des toitures de sa ville flamande, mais c’était là vers cette place un peu éloignée du centre qu’elle se sentait le plus à l’aise pour s’asseoir sur le rebord du toit en gradin et faire son travail de méchante sorcière, enfin, c’est ce qu’elle aurait voulu. Elle avait choisi avec soin le bois de son balai, du néflier un peu noueux, noir, celui utilisé par les bergers pour la fabrication du makila (leur bâton). Le sien avait une kyrielle de petits nœuds et se terminait par nonante rameaux de cacaoyer broussailleux, le tout était encore plus affreux que tous les autres balais des sorcières de la ville. A cheval sur son balai, Adrienne pouvait se déplacer de toit en toit, passer devant les fenêtres que les imprudents oubliaient de bien fermer pour leur faire peur et s’exerçait à hululer avec sa voix de hibou. Hélas, depuis l’année dernière elle avait attrapé une grosse angine qui l’empêchait d’avoir le cri effrayant des sorcières, même quand elle faisait des efforts. Au lieu de ouuuh, ouuuh, ça faisait euk, euk.
Alors vous l’imaginez la sorcière Adrienne cette nuit sur le bord de son toit ? Vous pensez qu’elle se prépare au banquet de la nuit des sorcières qui va avoir lieu bientôt ? Ah mais vous vous trompez parce que justement Adrienne la sorcière est en proie à de gros problèmes et le plus important est qu’elle est jolie, anormalement jolie pour une sorcière et tellement jolie que ses copines ne veulent pas d’elle.
Donc, Adrienne sur son hekceschtule est solitaire et se demande comment faire pour être moins jolie. Elle a tout essayé, elle est même allée prendre conseil chez sa grand mère Miranda, la pire sorcière de la contrée. Son aïeule sorcière avait observé sa petite fille avec un air de pitié, ce qui était très rare de sa part. Elle lui avait dit : mais enfin, regarde toi, tu fais honte à la tradition familiale, jamais on n’a eu dans notre histoire, une sorcière qui n’était pas horrible. Enfin, je vais tâcher d’arranger ça, quoiqu’il y a du boulot ! Je vais faire de toi la femme la plus laide qu’on puisse imaginer, la plus repoussante, la plus effrayante. Je vais essayer, afin que tu puisses faire honneur à ta grand mère et à notre famille de sorcières !
Miranda a tous les attributs de la sorcière qui fait peur, un long nez crochu qui tombe sur sa bouche ou l’on ne distingue qu’une seule dent, une voix caverneuse, des rides profondes qui cachent ses yeux menaçants, des cheveux gris et noirs recouverts de toile d’araignée, elle marche courbée en s’appuyant sur un bâton noueux avec lequel elle n’hésite pas a donner quelques coups autour d’elle. Bref, une vraie sorcière de placard à balai. Même Adrienne en avait très peur. Donc Miranda, la plus affreuse de toutes les sorcières de la création s’est mise au travail pour transformer Adrienne. Elle a collé une horrible verrue au bout du nez de sa jeune petite fille, y a rajouté un poil long et noir, a dessiné de gros sourcils touffus et hirsutes qu’elle a passés au charbon pour qu’ils soient couleur anthracite, et a trempé sa chevelure dans l’eau noirâtre de sa marmite dans laquelle elle avait fait mijoter un long moment de la bave de crapaud et de l’encre de seiche.
Mais peine perdue pour Adrienne, dès la première pluie, la verrue a dégouliné du bout du nez, le poil est tombé, et le noir des cheveux a ruisselé dans les gouttières du bord du toit. Adrienne est redevenue aussi jolie qu’avant, même davantage parce qu’il y avait maintenant dans sa chevelure dorée quelques reflets qui embellissaient son visage d’ange. Et comment un ange peut-il faire peur ?
La jeune sorcière était désespérée… Et c’est là qu’intervient le truc magique de l’histoire parce que ce serait trop triste de laisser notre petite Adrienne trop jolie pour être sorcière. Et ce n’est pas normal, une sorcière ça doit pas être joli.
Tout à coup, un léger courant d’air est passé sur les épaules de notre amie (et oui, parce qu’Adrienne est devenue notre amie, même si elle est sorcière !). Un petit lutin est venu se poser sur la marche suivante du bord du toit, juste à côté d’Adrienne qui a écarquillé les yeux : non mais, déjà une sorcière c’est extraordinaire mais un lutin en plus, là cette fois-ci on est vraiment dans la magie d’un conte d’halloween.
Le lutin Puck, c’était son nom (en fait c’était William Shakespeare qui lui avait donné ce nom il y a longtemps, longtemps, longtemps, en Angleterre) donc Puck, on prononce peuck, lui dit :
– écoute, j’ai vu que tu avais trop de peine, ça fait un bon moment que je t’observe, peux tu me dire ce qui se passe ?
– je suis trop jolie pour être sorcière, je ne fais peur à personne, et même on se moque de moi et de ma voix cassée. Je ne pourrai pas aller au bal des sorcières le 31 octobre prochain, on ne voudra pas de moi.
– eh bien tu peux compter sur moi. Je reviendrai ce soir-là et tu pourras te rendre à ta nuit maléfique. Les autres ne te reconnaîtront pas, ils seront surpris et t’accueilleront comme si tu venais d’un autre pays.
D’ici là, vas donc chez Miranda apprendre des formules magiques et profite de ses conseils de vieille sorcière.
Quand la soirée d’halloween est arrivée, Adrienne s’est placée sur son hekceschtule habituel. Elle a attendu, attendu … pas de Puck
– comme je suis bête d’avoir cru ce petit bonhomme !
Mais alors qu’elle s’apprêtait à passer cette nuit toute seule, la nuit la plus importante de l’année pour tous ceux qui ont des pouvoirs exceptionnels, le petit lutin Puck soudain s’est posé à côté d’elle.
– tu vois, comme promis, je viens te permettre de te rendre au sabbat des sorcières. Mes pouvoirs vont te transformer en un personnage aussi repoussant que tu le souhaites, tu seras observée, enviée, demande moi ce que tu veux, je le ferai. A ces mots, Puck dégaina sa baguette magique, récita dans sa tête sa formule secrète et la belle Adrienne se transforma comme elle le souhaitait en affreux personnage. Son nez était aussi crochu que le bec d’un aigle, ses yeux aussi globuleux que ceux d’un horrible crapaud. Elle avait de longs cheveux noirs coiffés en serpents. Jamais sorcière n’eut plus l’allure d’une méchante sorcière.
– merci Puck, c’est exactement ce que je voulais pour aller à la nuit des sorcières. Je peux te faire une bise ?
– holà, tout doux Adrienne ! Tu crois qu’une horrible sorcière va dire merci et faire une bise ? Non mais, change ton discours et ta manière de parler, sinon on n’y croira pas !
Bon mais attention il y a une condition… je dois t’avertir. A minuit tu quitteras le bal et au dernier coup de cloche à l’horloge du beffroi tu redeviendras Adrienne la jolie sorcière.
Vous la voyez arriver la supercherie ? Cette histoire n’est pas aussi originale que vous le vouliez, n’est ce pas ?
Voilà, mais attendez la suite, pas d’extrapolation, c’est à dire n’imaginez pas la sorcière en cendrillon. Il n’y aura pas dans cette histoire de prince amoureux, ni de soulier de vair.
Au bal des sorcières il n’y a que des sorcières, pas de sorciers, pas de prince. Leurs problèmes sont ceux de sorcières pas de n’importe quelle autre personne. Leurs propos et leurs décisions n’appartiennent qu’à elles « sui generis » autrement dit on ne mélange pas les carottes et les choux. Ainsi, c’est dit.
Et quand les douze coups auront sonné, Adrienne ne fuira pas la clairière en courant et ne perdra pas sa galoche de sorcière.
Et c’est ce qui est arrivé. Tout s’est déroulé comme Puck lui avait demandé.
Adrienne est revenue sagement s’installer à sa place favorite sur son hekceschtule préféré afin d’observer tous les va et vient des monstres et fantômes dans les rues de Liège en cette nuit d’halloween et les petites lumières orangées devant les portes des habitations. Elle savait qu’elle ne ferait peur à personne mais son cœur était rempli d’allégresse. Ce soir dans la fête des sorcières, on avait envié, observé, jalousé son aspect épouvantable et hideux. Ce souvenir elle le gardera pour toujours dans son coeur et elle aura appris tout ce qu’elle devait faire pour que l’année prochaine elle puisse être la plus horrible des sorcières.
Longtemps après, elle va encore entendre parler de cette mystérieuse et sinistre sorcière étrangère qui était venue un soir d’halloween dans leur cérémonie de pratiques magiques. Nul n’a jamais su qui elle était, d’où elle venait, mais ce que l’on se transmet de génération en génération c’est qu’elle était la plus affreuse des sorcières qu’on ait jamais pu rencontrer.