OSEA

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Cela faisait deux années que notre ami Augustin était chargé du carrefour du Prince Hinoï. Tous les matins, à partir de cinq heures trente, quand le flot des voitures commençait à s’intensifier, le pick up de La Dépêche de Tahiti le déposait avec ses deux caisses en plastique rouge contenant les quotidiens tout juste sortis des rotatives, prêts à être demandés par les automobilistes habitués à tromper leur attente dans les rituels embouteillages du front de mer. Impossible d’éviter notre vendeur de journaux : malgré sa stature impressionnante, celui-ci semblait être partout à la fois. Il se frayait un passage entre les véhicules, évitait avec adresse les nombreux scooters qui se glissaient dans la circulation, remontait en courant la file des voitures lorsque le feu passait au rouge, puis redescendait non moins rapidement à l’appel de ceux qi désiraient un exemplaire du journal. Malgré le bruit, l’énervement, les odeurs des pots d’échappement, le fond de l’air déjà moite, Augustin distribuait sa bonne humeur, son sourire éclatant, ses « Ia orana » enjoués, ses poignées de main, ses saluts conventionnels auxquels les Tahitiens sont très attachés. En fin de compte, Augustin était devenu un cérémonial incontournable pour tous ceux qui, sur le chemin de leur travail, puisaient dans ce contact éphémère mais quotidien l’envie d’être heureux.

Et voilà que justement, ce lundi matin de novembre, le carrefour du Prince Hinoï semblait bien terne et l’on percevait avant d’y arriver, peut-être en raison d’une multitude de petits indices, que cette journée serait différente. Depuis trois jours, nul n’avait vu Augustin. Ses amis l’avaient attendu ce week-end pour l’entraînement de pirogue (cette année encore son équipe devait participer à la plus prestigieuse des compétitions de pirogues l’Hawaiki nui va’a). A Moorea, l’île jumelle de Tahiti où habitait sa mère, personne ne l’y avait rencontré ce dimanche, lui qui aimait s’y réfugier pour oublier la vie trépidante de Papeete. Même sa vahiné, la jolie Vaitiare -l’eau des fleurs- restait introuvable.

Au journal une journée difficile s’annonçait, d’autant plus que la « une » de La Dépêche, relayée par la radio, allait susciter une demande inhabituelle plus importante qu’à l’accoutumée. Le responsable de la distribution s’était adressé à Pita, le cousin d’Augustin, mais aussi son ami (ce prénom Pita vient direction de l’Anglais Peter) : « Aujourd’hui, tu prendras le Prince Hinoï à la place d’Augustin. Comme le journal avertit qu’une tempête tropicale est en formation, tu risques d’avoir beaucoup de clients ! Alors, sois efficace ! » Le jeune garçon, contacté épisodiquement lorsqu’un besoin inattendu se révélait, était fier de pouvoir montrer son énergie et ses capacités, il espérait bien être, un jour, embauché définitivement. Il répondit avec un grand sourire plein de spontanéité : « OK, j’suis un boss moi ! ». Comme beaucoup de Tahitiens, il aimait parsemer ses phrases de mots empruntés à l’anglais.

Une pluie fine commençait à tomber sur la ville, l’atmosphère était lourde, oppressante. En Polynésie on a l’habitude de vivre en contact direct avec la nature. Nul ne peut être insensible à cet endroit magique où toutes les bontés et les beautés de la planète semblent être à portée de mains. C’est une profusion de fruits et de fleurs disponibles partout et pour tous ; c’est l’étonnement du voyageur qui débarque.  Ne l’accueille-t-on pas avec un collier coloré et odorant ? Et puis, Tahiti, c’est surtout l’océan, son lagon magnifique, ses couleurs de paradis, ses splendides couchers de soleil. Mais la nature parfois se fâche et les tempêtes tropicales font partie des colères les plus dangereuses que ces îles puissent connaître.

Et ce jour-là, tandis que très loin sur l’océan se creusaient les courants tourbillonnants annonciateurs d’un phénomène terrifiant, la ville peu à peu prenait conscience d’un danger qu’elle avait du mal à admettre mais qu’elle ne pouvait sous-estimer car dans sa mémoire était déjà inscrite la blessure du cyclone. Depuis la matinée l’on savait que les vents s’étaient accélérés à plus de cent vingt kilomètres heure et avaient ainsi dépassé le stade de tempête tropicale. Maintenant cette masse allait se déplacer suivant une trajectoire approximative au-dessus des mers y puisant son énergie sans concession pour les terres qu’elle allait croiser… On lui avait donné le nom d’Oséa.

Pita avait été libéré dès le début de l’après-midi et se hâtait de rentrer chez lui, encore dans l’euphorie du plaisir qu’il avait éprouvé à distribuer «sa dépêche ». Les mouvements coutumiers de la cité s’étaient tout à coup désorganisés quand la radio et la télévision avaient annoncé un état de pré-alerte demandant aux familles de se préparer à la tempête et aux enfants de rester à la maison. On avait alors vu dans les artères de la ville des mouvements incohérents de voitures empruntant bizarrement des itinéraires inhabituels, des scooters rebroussant chemin chargés d’un passager supplémentaire, les « trucks » abandonnant à vide leur circuit officiel pour retourner au domicile de leur propriétaire, les badauds se dirigeant en hâte vers leur destination… Tahiti se préparait au cataclysme sans panique mais avec l’appréhension et le sérieux de ceux qui respectent les forces naturelles et sont conscients de leur puissance.

Tout en marchant d’un bon pas, le sympathique Pita se demandait comment sa mère pouvait réagir devant cette situation. Sans doute devrait-il l’aider à déblayer la cour afin que tout soit à l’abri et ne s’envole dangereusement. Il lui était difficile d’imaginer les dangers d’un cyclone car Pita n’avait jamais vécu son passage sur le territoire, mais il avait déjà vu des images à la télévision et il avait entendu sa mère raconter ce que les anciens rapportaient du grand ouragan du début du vingtième siècle. Il se souvenait aussi de cette queue de cyclone quelques années auparavant qui s’était acharnée sur Tahiti après avoir dévasté Bora-Bora (on trouvait encore souvent dans les livres les photos du faré complètement rasé de Paul Emile Victor). Comment aurait-il pu oublier le passage de Martin au-dessus des Iles sous le Vent, en particulier sur le petit atoll de Bellinghausen habité par une unique famille entièrement décimée par la tempête ? Seule la maman avait réussi à s’accrocher avec son paréo à un cocotier et pu résister ainsi aux énormes pressions des vents et des vagues. Non, vraiment Pita n’avait aucune envie d’avoir la visite de cette Osea.

Il fallait également retrouver Augustin le plus vite possible.

 

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A l’ultime instant où la nuit profonde bascule imperceptiblement vers les prémices de l’aurore et où une infime nuance nacrée atténue l’obscurité totale, quand l’épais silence du noir enveloppe encore pour quelques secondes le paysage, un nuage est venu se poser au-dessus de la plage de sable couleur d’ébène où dormait Augustin. Les premières gouttes ont tinté sur les feuilles des cocotiers et des pandanus et ont tiré le jeune Tahitien de son sommeil douloureux. Il ne désirait pas quitter le refuge de la nuit qui lui avait apporté une pause dans son désespoir même si ça n’avait rien à voir avec l’oubli qu’il avait fini par souhaiter. Ce matin un vent d’autan apportait à l’unisson la pluie et le réveil dont Augustin ne voulait pas. Il a secoué sa longue chevelure noire et de multiples gouttelettes ont chassé définitivement sa torpeur, il s’est levé puis lentement ses pas l’ont conduit vers les arbres au fond de la crique. Il est resté dans son abri, le regard fixé sur la mer, pendant de longues minutes, pendant que le jour prenait possession du ciel, pendant que la houle jetait des vagues de plus en plus puissantes sur la digue, et que la vie autour de lui en ce lundi matin s’organisait, sans lui. Les échos de la ville ne lui parvenaient pas. Depuis trois jours la seule préoccupation d’Augustin était de se cacher et de s’isoler. Il ne pouvait plus faire partie de ce monde où le bonheur de vivre lui était refusé. Puisque Vaitiare n’était plus là, il avait besoin de la retrouver dans sa solitude, de lui parler comme si elle était à côté de lui, de caresser son image. Et si le vent portait ce matin là sur la terre et la mer son message de danger et son présage de tempête, pour lui c’était une autre tempête qui venait de le submerger, l’entraîner dans un tourbillon de peur et de désespoir.

Jamais dans son insouciance Augustin n’avait pensé que Vaitiare un jour puisse le quitter et repartir dans son île. Leur paisible bonheur lui semblait intouchable et perpétuel, et tout comme leur intimité s’était installée dans un petit faré au fond de la vallée de Tipaerui, leur tendresse s’y était partagée elle aussi. Et maintenant, dans son refuge solitaire, sur cette plage désertée par les habituels baigneurs ou flâneurs, le jeune homme, insensible à la fraîcheur de la pluie et du vent, les yeux fixés sur l’océan menaçant qui le séparait de sa bien-aimée, retrouvait le charme et la douceur de sa présence. C’était son visage qu’il avait aimé d’abord ce premier soir où ils s’étaient rencontrés. Ils avaient dansé et chanté sur des musiques traditionnelles. Sa peau était couleur de cuivre sombre et ses grands yeux noirs brillaient étrangement quand elle le regardait, comme une interrogation ou un soulagement, comme s’il était venu pour elle. C’est toujours ce regard qu’il retrouvait lorsqu’il pensait à elle, celle lumière particulière quand elle lui parlait, et la chaleur de son sourire. Jamais Augustin n’avait ressenti une telle envie de partager du bonheur, ce besoin de protéger quelqu’un.  Pendant toute une année il était devenu un être invincible, supérieur.

Sans doute aurait-il dû être plus attentif à ce voile de tristesse dans ses jolis yeux lorsqu’il rentrait par surprise un peu plus tôt qu’à l’accoutumée mais c’était peut-être une impression, un sémaphore irréel et fugace qu’il avait très vite oublié lorsque Vaitiare lui avait murmuré « Augustin tu vas être papa ». A partir de ce moment-là, jamais homme ne fut plus fier de sa vahiné lorsque celle-ci venait l’attendre devant la rangée des pirogues les soirs d’entraînement, quel plaisir de contempler ses formes s’arrondir sous son paréo fleuri, quelle confiance et quelle certitude devant ses fetii (la famille en général) lorsque l’on se retrouvait le dimanche à Moorea. Augustin, que n’aies-tu pris garde à cette vanité nouvelle qui t’empêchait d’observer plus attentivement ton amie, que n’aies-tu remarqué, au fil des jours qui passaient dans l’attente de cet enfant, l’étincelle de gaieté et de spontanéité s’éteindre du visage de Vaitiare ?

 

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Pita a retrouvé son cousin su la plage, assis sur un tronc de cocotier couché sur le sable, protégé de la pluie par la végétation des bords de mer. Il lui a simplement dit avec son accent chantant « viens, nous allons chez moi. Tu sais, copain, il paraît qu’il va y avoir un cyclone. Il ne faut pas que je laisse ma mère toute seule ». Après trois journées d’errance où il s’était caché d’abord dans la montagne, puis sur cette plage, Augustin n’était plus que résignation, il était soulagé par la présence de son ami, et il l’a suivi sans rien ajouter.  Ils sont arrivés au faré après avoir descendu à pieds la route depuis la pointe du Taharaa jusqu’aux premières maisons de Pirae où habitait Pita en bordure de mer. Le ciel devenait de plus en plus sombre, le vent de plus en plus insistant, partout l’on entendait le martèlement obstiné des clous que l’on enfonçait pour consolider quelques planches mal fixées sur les toitures ou façades ou bien pour placer quelques panneaux devant les fenêtres pour protéger les vitres. Quelques insouciants continuaient à aller et venir comme si tout était normal et lançaient à ceux qui s’en étonnaient : « bof, on en a vu d‘autres ! »

Pour Augustin il n’était plus question de retourner chez lui. D’abord il habitait trop loin de là et puis la radio et la télévision ne cessaient de demander à la population de rester à la maison, de ne plus circuler. « Aide-moi à mettre les cordes autour du faré, il va bientôt faire nuit ». Pita s’était dit que peut-être, si le vent était trop fort, le toit serait mieux arrimé grâce à de longs cordages lancés d’un côté à l’autre des murs, comme une caisse. Il s’était imaginé pris dans la tempête, emporté dans le vent, de l’autre côté de l’arc en ciel, comme dans le Magicien d’Oz. Il avait bien aimé cette histoire lue par la maîtresse lorsqu’il était à l’école primaire, mais aujourd’hui l’autre monde ne le tentait pas et il préférait rester sur terre… Les deux amis ont eu vite fait de lancer des cordes et de le amarrer autour de troncs d’arbres : le moment n’était pas propice à la plaisanterie, mais Pita qui adorait s’amuser, ne pouvait s’empêcher de trouver cette situation cocasse, et riait de tirer sur les cordes aussi fort qu’il le pouvait et faire des nœuds aussi gros que c’était possible !

La nuit était tombée sur Tahiti, la cour n’était plus éclairée que par la lumière de l’intérieur du faré qui projetait son néon blafard, et dans cette demi obscurité les deux jeunes garçons finissaient de s’affairer malgré le vent et la pluie qui s’intensifiaient. Autour d’eux tout disparaissait dans l’opacité de ce soir singulier, dans une attente irréelle et inquiète, il ne restait que ce vent, cette pluie et le grondement incessant des vagues se brisant sur le récif.

Dans la maison, le son nasillard d’une télévision constituait le seul élément ordinaire et rassurant. Pour l’instant un épisode d’une série américaine était diffusé, mais régulièrement des informations sur l’évolution de la trajectoire et la force du cyclone apparaissaient en bas de l’image, d’abord en Français, puis une deuxième fois en Tahitien. Pita aidait sa mère à préparer un modeste « maa » avec du café au lait, du pain du beurre et des mangues du jardin. Augustin qui n’avait presque rien mangé depuis trois jours a soudain pris conscience qu’il avait faim, à peine avait-il grignoté sans envie quelques fruits cueillis au hasard de sa fuite. C’est alors que ses amis l’ont vu se figer devant et la télévision et regarder le message qui défilait : « Oséa vient de frapper Maupiti de plein fouet, toutes les communications sont coupées ». Augustin fixait l’écran, il voyait les mots, soupçonnait leur importance, mais refusait jusqu’à leur matérialité ou plus encore leur signification. Il restait là devant ce poste, il sentait un immense vide l’envahir, une incapacité physique à réagir, il était tétanisé par la gravité de ce qu’il lisait. Soudain les mots ont pris un sens et Augustin s’est mis à crier. Il est sorti de la maison, dans le noir, a couru vers le bord de mer, insensible à la gifle de l’eau et de l’air, il s’est élancé dans l’océan sombre et hostile, il s’est accroupi dans les vagues déchaînées, face au rideau noir de la nuit et des profondeurs et son râle désespéré s’est mêlé aux forces de la nature qui, au large, dans une spirale meurtrière, venaient de frapper l’île où se trouvait la femme qu’il aimait.

 

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Toute la nuit des rafales énormes ont balayé Tahiti, elles ont pu dépasser deux cents kilomètres heure. On sentait le faré entouré d’une pression étouffante comme si le vent le prenait dans ses bas et le serrait très fort pour lui faire mal. Les tôles du toit grinçaient ou se soulevaient sous l’insistance des bourrasques qui semblaient durer une éternité. Le vent poussait puis prenant appui sur ce premier assaut revenait encore plus fort jusqu’à ce qu’il lâche prise dans un moment d’accalmie et de détente. Pendant plusieurs heures ce même scénario s’est répété. La cime des palmiers continuait à cingler l’air et l’on entendait les énormes rouleaux de brisants pilonner le récif. On aurait dit que cette tempête écrivait l’histoire d’Augustin, et son désespoir. Et lui s’enfonçait dans ses souvenirs et ses regrets, nuit de tourmente et d’impuissance, de frustration et d’angoisses.

Avant le lever du jour il a quitté la maison de ses amis. Le vent s’était apaisé, il ne pleuvait plus, et la légèreté de l’air l’a surpris. Des troncs d’arbres et des banches mêlés à des planches ou autres objets jonchaient le sol autour de lui. Déjà l’on s’activait pour déblayer les artères encombrées ou dégager des tôles envolées des habitations. Augustin marchait rapidement, il ne voulait pas être interpellé pour aider, il voulait vite arriver au local de La Dépêche où il espérait avoir des informations sur Maupiti. La petite rivière Taaone avait débordé et le courant entraînait dans ses eaux boueuses quantité de feuillages, branchages et détritus divers qui allaient se jeter dans le lagon aux couleurs inhabituelles. Mais Papeete avait de la chance, le cyclone était passé au large sur l’océan suffisamment loin pour que la ville ne soit pas trop touchée. Elle pouvait se réveiller maintenant dans le soulagement d’avoir évité ce péril meurtrier qui l’avait menacée.

C’est au journal que notre ami a eu des informations sur Maupiti. Pendant la nuit aucun moyen n’avait permis de communiquer avec les Iles sous le Vent prises dans la tempête. Maintenant des hélicoptères survolaient la région et transmettaient des images de paysages dévastés et meurtris. Augustin regardait ce spectacle de désolation vu du ciel : la plupart des maisons, souvent de construction fragile, avaient souffert de la puissance des vents et du tsunami qui avait déferlé sur les rivages, loin dans les terres. Il essayait en vain de retrouver des repères dans cet éparpillement de planches, de panneaux, d’arbres couchés, broyés, d’objets emportés et redéposés par la tempête, tout n’était plus que débris et farés culbutés ou éventrés autour desquels s’organisaient les premiers secours. C’était à ce moment là qu’on avait retrouvé Augustin qui avait disparu depuis trois jours et pour lequel on avait un message : « Votre femme saine et sauve vient d’être transportée par hélicoptère à Papeete ».

 

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Dans la chambre 21 de la maternité de l’hôpital Mamao, des parents attendris contemplaient avec ravissement la jolie petite fille née dans une nuit de tempête. Augustin et Vaitiare l’avaient appelée Osea.

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